Vivantes figures de Carl Einstein par Christian Désagulier

Les Parutions

23 août
2020

Vivantes figures de Carl Einstein par Christian Désagulier

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Vivantes figures de Carl Einstein

Le titre de cet ouvrage de haute densité intellectuelle, d’extrême concentration requise, en est la clé et l’introduction à cette Esthétique inédite d’Isabelle Kalinowski sa traductrice, le passe-partout indispensable à la saisie de la tournure de pensée labyrinthique du poète-critique, tant le style expressif de Carl Einstein est consubstantiel des mouvements de pensées turbulents où les mots à teneur conceptuelle demandent parfois à être redéfinis, leur sens par rapport à la sphère du commun, tangenté..

 

Ces articles ici réunis pour quelques-uns parus en revue d’époque et pour la plupart des essais posthumes doivent être lus comme des séances d’entraînement cérébral qui accompagnèrent la rédaction de trois de ses maîtres livres La plastique Nègre (Negerplastik, 1915), L’art du XXe siècle (Die Kunts des XX. Jahrhunderts, 1926), Georges Braque (1934)..

« Dans la nature, l’horizon est une illusion – dans l’œuvre picturale, il est réel. Les lois de l’optique – qui, en face de l’objet naturel sont subjectives – deviennent objectives dans l’œuvre d’art. (…) Les couleurs du peintre sont des objectivations des lois de l’optique (en fonction du plaisir ou du déplaisir ?) et donc des abstractions » (Paysage et paysage peint, 1910 ?).

Ce qui parait l’intéresser au haut point géométrique est ce qui relèverait de lois, tant optiques, psycho-physiologiques, philosophiquement argumentées, de lois immémoriales édictées, agissant sur la représentation spatiale que nous nous faisons du monde, inféodant cette vision en nous la faisant prendre pour la réalité, de ces lois implicites dont il s’agit de remonter le courant par bonds saumonés, dont il s’agit d’exprimer les lignes droites et courbes élémentaires par l’écriture : Carl Einstein est avant tout un écrivain..

Il s’agit de déduire de cette législation l’impact émotionnel immanent frappant l’espace statique bidimensionnel de la peinture procédant par remplissage, l’espace volumique de la sculpture par dégrossissage, en tant que les œuvres impactées sont autant de personnages de fiction dont le résumé d’un roman serait proposé au regardeur (Carl Einstein est également un romancier), sur la scène dynamique d’un théâtre en tant que sculptures carnées en mouvement inter agissantes devant un décor statique, dans l’épaisseur cinétique de la littérature en tant que fiction composée de personnages plastiques..

Entendu que la vision s’apparente à un dispositif de conversion, de transformation de la perception, laquelle, tout aussi bien ou mal, fige, obvie ou déploie, un moyen de formation comme de déformation de la représentation que nous nous en faisons, participant des conventions que l’Histoire nous lègue dont il s’agit de conscientiser le passif : le travail du critique..

« Par-delà la place particulière qui lui revient spécifiquement, l’art détermine la vision en général. La mémoire de tout l’art qui a été vu pèse sur le spectateur qui regarde un tableau en particulier ou reçoit une impression de la nature… L’art ne prend pas pour objet des objets mais la vision mise en forme » (Totalité, 1914)

De sorte qu’il faut avoir l’encéphale bien accroché pour se confronter à ses écrits critiques desquels il ressort que, jusqu’au Cubisme, les productions de l’art n’étaient que des trompe l’œil, l’Impressionnisme une acmé de la manière, l’Abstraction un refuge en soi..

Les chandelles et les loopings intellectuels sont tels qu’il faut revêtir une combinaison anti-G avant de grimper à bord de Vivantes figures tant la pensée de Carl Einstein procède par accélération et décélération successives éprouvantes. Ainsi la lecture de ces articles en forme d’essais en vol parvient-elle à percer certains mystères, jusqu’à ce qu’à l’observation du ciel étoilé en plein jour l’esprit entre en apesanteur, c’est-à-dire se libère de la gravité au moment même où s’amorce la chute et retrouve la portance de l’enchaînement parabolique des idées..

Rose est la couverture de Vivantes figures comme rose était celle de Braque le patron (1946) de Jean Paulhan tracé au pinceau sur fond bleu nuit, dans lequel je lis :

« Là-dessus, je cherchais. Je faisais de la sculpture en papier, et quand Picasso m’écrivait, il m’appelait : mon vieux Vilbure. A cause de Wright. Ça le faisait songer à des aéroplanes. Puis j’ai fait entrer la sculpture dans la toile, ç’a été mes premiers papiers collés… »

Georges Braque aux toiles comme celles d’ailes d’avions multi-plans, à qui Carl Einstein a consacré un chef d’œuvre antiacadémique, une fête aérienne pour l’intellect. Ce qui me fait dire que toutes ces Vivantes figures sont propulsées à la plume hélicoïdale, ô turbinant lecteur..

Les sculptures africaines dont la spoliation colonialiste originaire n’est pas encore un sujet mais leur énigmaticité rapportée à leur destination psychique première, véhiculent des éléments décisifs de comparaisons avec l’art occidental, proportionnel, perspectif et clair-obscur. Les masques de bois en rejoignant le bandonéon dans l’atelier du peintre assistèrent à cette reconception dont Georges Braque fut les mains quand il préféra aux lois du simulacre de la reproduction aristotélicienne, la géométrie descriptive des charpentiers, allant directement au plus que même héraclitéen en recourant à la superposition des vues projetées sous différents angles pour ce qui concerne sa partie imaginaire et au collage de la partie pour le tout pour ce qui concerne la perception de la partie réelle de la réalité..

« Les œuvres d’art que je vous montre sont nées de l’angoisse, exactement comme les œuvres d’art primitives, de la peur face à nos propres inventions et non plus de la peur des esprits… Aujourd’hui, on en est arrivé à inventer des figures et des objets mythiques. Quelque chose a ainsi fait retour, la valorisation romantique, le retour au conte, exactement comme chez le primitif… l’homme ne veut plus être soumis aux inhibitions de la raison qui choisit…Vous trouvez toujours par exemple chez Seghers un ravin de pierres et, au-dessus, des arbres brisés. Ou rappelez-vous Van Gogh, qui peignait toujours des tournesols ; lorsque Gauguin lui demanda un tournesol, il lui dit : ‘Alors donne-moi ton autoportrait.’ » 

Dans les textes réunis ici comme autant de Vivantes figures s’exprime une forme récurrente d’idéal esthétique dépourvu de spéculation, un idéal requérant de n’en pas avoir d’autre que celui de vérifier que l’œuvre est vivante et complice, est notre égale. Dans le désalignement des mots surgis de cet au-delà qu’elle scande alors, s’écrit à quoi l’œuvre d’art respire et demeure..

Et garder présent à l’esprit dans le panache du travail critique hors normes de Carl Einstein, qu’il participa à la guerre d’Espagne au sein de la Colonne Durruti et comme Walter Benjamin à deux mois d’intervalle, à proximité de la même frontière espagnole, qu’il s’abrégea la vie en se jetant dans le Gave de Pau en 1940 au lieu qu’on la lui ôtât inéluctablement comme il le préfigurait, juif étant : Vivantes figures participent du « Traité d’Esthétique » qu’il méditait, demeuré projet, dès lors plus tout à fait..

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