D'un lyrisme l'autre (coll.), dirigé par Laure Gauthier par Christian Désagulier
La création entre poésie et musique / Laure Gauthier en dialogue avec Philippe Beck, Gérard Pesson, Aurélien Dumont, Irène Gayraud, François Rannou, Philippe Leroux, Clara Olivares, Francesco Filidei, Sofia Avramidou, Olivier Cadiot, Georges Aperghis, Jacques Rebotier, David Christoffel, Katia Bouchoueva,Laurent Colomb, Núria Giménez-Comas, Jérôme Combier, Pedro Garcia-Velasquez, Sereine Berlottier, François Sarhan, franck leibovici, Frank Smith et Dominique Quélen.
Alors que je butine la table d’une librairie parisienne dédiée aux formes de littérature extrêmement contemporaine, un épais ouvrage à la couverture vieux rose me fait signe, un titre à l’horizontal composé dans le même corps de caractère droit et maigre que celui du texte intérieur non justifié, dont le dos cousu n’est pas collé, l’ouvrage illustré sur papier rose dont la présence périodique forme des strates de couleur dans l’épaisseur.
Il arrive que des livres revendiquent une forme graphique insolite et cohérente du sujet dont ils traitent. Je succombe à la tentation de savoir si ce geste plastique au titre prometteur si soucieusement mis en forme se rapporte à son contenu de dialogues successifs avec ces 24 créateurs, poètes et compositeur-e-s français-es de diverses générations et notoriété.
Ils répondent aux questions de Laure Gauthier qui s’attache à les faire s’exprimer au sujet des motivations et des rapports qu’ils entretiennent, les poètes avec la musique, les compositeurs avec la poésie, des questions adaptées à l’interlocutrice/-teur dont le raffinement apporte en passant des commencements de révélation quant à ses propres intentions de poète investie de musique, lesquelles sont explicitées au titre d’une 24ème contribution dans un renversement final des rôles.
Ayant cumulé dans les années 2000, comme un pilote des heures de pilotage, des heures d’écoute à l’Ircam, au GRM et dans les salles de concerts accueillant généreusement alors la musique dite « savante écrite » (ainsi il existerait une musique ignorante et analphabète ?), je pensais que la lecture de cet ouvrage m’aiderait à comprendre ce qui avait résisté à l’époque à mon dépassement sensible, infléchirait les conclusions ambiguës que mon assiduité m’avait conduit à émettre quant à l’intellectualisme de la musique dite « savante écrite »1.
Une fois n’est pas coutume quand un livre me le demande, eu égard à l’impossibilité wittgensteinienne de parler sérieusement de la musique autrement que d’en jouer et d’écouter ce qu’elle n’a rien à nous dire, je pensais pouvoir sortir de cette aporie au moyen d’un entretien que j’aurais eu avec Laure Gauthier, au sujet des motivations qui la font écrire « avec » la musique dite « savante écrite » et comme qui dirait militer pour, dont les 12 compositrices/-teurs questionné-e-s seraient de significatifs représentants, ce qui la range en France parmi les poètes peu nombreu-ses extrêmement contemporain-e-s ayant à leur actif cette expérience (back into nothingness d’après son kaspar de pierre) ainsi que de nombreux projets qui nous ont appris.
C’aurait été notamment l’occasion de lui demander de révéler les noms de quelques-un-e-s des poètes auxquels elle pense et classe parmi les « lyriques » du 20ème siècle finissant qui auraient persisté dans une regrettable effusion du moi, subjective et solipsiste.
Quant aux poètes qui ont sa préférence et nommément désignés, ceux qui furent les protagonistes d’une nouvelle querelle des anciens contre les modernes ils auraient emporté une victoire à la Pyrrhus. Anti-lyriques, prenant acte avec Theodor W. Adorno que le Génocide des Juifs ne pouvait pas être sans conséquences langagières, ils revisitèrent le « lyrisme » à nouveau frais sous une forme qui se révèle avec le recul subtilement lyrée, germanisant ou saxonisant notre langue, dans l’alignement desquels Laure Gauthier se situe et nombre des poètes réunis dans l’ouvrage ?
Où elle trouvait cette volonté et pourquoi d’aboutir à un hybride sémantophonique dont le travail du poème serait d’en structurer les dissonances et bruiter les harmonies ?
Les réponses partielles qu’elle apporte au fil des questions posées aux 23 créateurs assorties d’un luxe de précision dans le 24ème entretien mené par un autre que moi me coupaient l’herbe sous le pied.
J’ai dû également renoncer à passer en revue les intervenant-e-s dont j’aurais tâché de condenser la pensée comme y invite la loi du genre, après que j’ai réalisé qu’elle s’était déjà obligeamment évertuée à le faire au début de chaque entretien avec sagacité, ainsi qu’à catégoriser poètes et compositeurs impliqués dans des œuvres mixtes suivant le statut qu’ils accordent aux mots dans la musique et à la musique des mots, le respect qu’ils vouent au poème dont certains ne sortent pas grandis.
Y-a-t-il quelque chose de nouveau sous le soleil ? Je me souviens que Pindare en matière de phasage mélodique, tonal et rythmique en connaissaient déjà un rayon, que nos chers Grecs avaient opéré la fusion lyrique suivis par les Latins mystiques2 aux neumes pneumatiques et précurseurs de la chanson laïque des troubadours3. Il ne resterait plus en définitive qu’à vivre avec son temps avec des moyens techniques qui tendent à la dématérialisation des corps sonores à grand renfort d’électronique et d’algorithmes dont l’Ircam est à la pointe du développement.
N’empêche que je suis sorti parmi les plus réjouis de l’Espace de Projection après avoir assisté à une « reconstitution » des Polytopes de Yannis Xenakis, l’innovateur que l’on sait en œuvres de création « multimédia » comme on ne disait pas encore en 1972 aux Thermes de Cluny à Paris, quand les installations multimédia numériques interactives en temps réel ne faisaient pas encore florès. Et que la création mondiale qui suivit cette reconstitution technique quasi archéologique avec l’obsolescence des appareils datant seulement d’un demi-siècle, cette danse de sons et lumières, les expressions familières vieillissent aussi vite, plus complexe de trajectoires des faisceaux laser et de signaux acoustiques numériquement ciselés aux transformées de Fourier, n’est pas parvenue à lui faire une concurrence sensorielle.
À cet égard, et qui fait manque, il n’est jamais question du retour sur écoute par les auditeurs dans l’ouvrage de Laure Gauthier, à savoir si leur réception répond aux attentes formelles de leurs auteur-e-s, avec quels écarts, ni du point de vue des instrumentistes eu égard à leur plaisir de jouer, dont l’exécution desquelles relève le plus souvent d’une compétence mécanique, d’une abnégation, ou simplement du besoin de manger.
Pas moyen de s’abstraire d’une écoute pour savoir ce que les mots d’un discours sur la musique suggèrent. Internet viendra heureusement au secours des lecteur-e-s qui ressentiraient comme un manque ce prérequis comme votre serviteur.
Un des compositeurs interrogés compare les mots à des pierres, « des matériaux qui doivent parler au public même si on ne comprend pas ce qui est dit… ».
Bien que la « performance »4, la lecture ou le chant « performé » soient savamment prescrits (des échantillons de poèmes supports et de parcimonieux extraits de partitions au graphisme suggestif sont donnés dans les pages roses de l’ouvrage, avec Laure Gauthier en « semeuse à tous vents », sème entendu, c’est-à-dire à la fois compris et écouté comme le terme de linguistique), rares sont les cas où l’exécution des instructions parvient à faire se mouvoir les pierres comme Amphion au moyen de sa lyre à bâtir un édifice protecteur de songes réconciliateurs avec soi-même et ceux de son espèce, le temps de l’écoute paradoxalement suspendu, à faire en sorte que la vie ne soit plus « une erreur, une fatigue et un exil5.
Et quand cela se produit signifie que l’on vient de faire l’expérience inouïe de la musique.
Ajouterait-on des cordes à la lyre d’Orphée pour l’interprétation de ces chants que Laure Gauthier appelle de ses vœux, qui ne soient pas des accompagnements ni des chantés-parlés mais des chants où les paroles et la musique soient consubstantielles dans le prolongement des chœurs antiques et du plain-chant comme des ballades médiévales (n’est-ce pas l’auteure d’un Je neige (entre les mots de Villon)), ces cordes surnuméraires mettraient-elles les auditeurs en résonnances et feraient-elles, cordes quantiques, léviter les pierres, il n’est pas certain que l’on sache accorder l’instrument haptique en quoi consiste la lecture de la partition textuelle, de façon à ce qu’à l’issue de l’écoute on cesse a minima de manger des animaux dont la musique comme le poème serait une perversion des cris et des chants, ce qu’Olivier Messiaen a bien compris.
Et demeurera mystérieuse la délégation donnée au poète condamné au logos avec ceux de son espèce, à qui il revient d’en outrepasser la fatalité, d’adoucir la peine d’incompréhension fatidique avec les moyens toujours plus sophistiqués de son art et de faire en sorte qu’avec sa lyre, la musique nous délivre des mots pour nous en délivrer.
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1 Je situe à cette époque la lecture de l’incontournable ouvrage de Pierre Albert Castanet, Tout est bruit pour qui a peur, Pour une histoire sociale du son sale, éd. Michel de Maule (1999) qui précéda ma rencontre avec la musique politique de Luc Ferrari.
2 cf. Le latin mystique de Remy de Gourmont et La civilisation de Saint Gall de Charles Albert Cingria.
3 Dont les deux derniers d’entre eux se nomment Dante et Pétrarque. Il n’est pas innocent que Il Viaggio, Dante soit le titre de l’opéra composé par Pascal Dusapin et Frédéric Boyer d’après La Comedia, lequel est représenté en ce moment à Aix en Provence…
4 Sur la notion de performance voir La pluralité des approches en termes de performance de Jean-Paul Domin et Martino Nieddu, « … Le mot a été introduit en français comme terme de turf afin d’exprimer les résultats d’un cheval de course… », Association Économie et Institutions, URL : http://journals.openedition.org/ei/483
5 Das Leben ohne Musik ist einfach ein Irrtum, eine Strapaze, ein Exil, Lettre du 15 janvier 1888 de Friedrich Nietzsche au compositeur Peter Gast.