La Commune de Walter Benjamin par Christian Désagulier

Les Parutions

12 janv.
2017

La Commune de Walter Benjamin par Christian Désagulier

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« Le surréalisme a été mis au monde dans un passage. Et sous la protection de quelles muses ! [C1,2]. Le père du surréalisme fut Dada, et sa mère était une galerie appelée "passage" .[C1,3] »

 

C'est ainsi que Walter Benjamin, se forgeant avec le « passage » un nouvel outil pratique et magique de poète-penseur venant s'ajouter au marteau dialectique et aux pinces théologiques, se lance dans le démontage des causes possibles de la naissance et puis de la faillite des soulèvements au XIXe siècle dont les Révolutions de 1830, 1848 et la Commune de 1871.. Son objet n'est pas d'en faire les tableaux d'une exposition pour les accrocher dans une galerie, fut-elle marchande : les soulèvements ne s'exposent pas, ils s'explosent, les révolutions sont des architectures sphériques qui répondent aux lois de la tenségrité, qu'une force faiblisse et c'est tout l'édifice qui implose : quelles forces ont-elles failli ?..

 

Le Livre des passages (Passagen-Werk) n'est pas à proprement parler un livre mais une archive de plus de 1000 pages constituées de 36 liasses de citations thématisées, assorties de commentaires flués, compilées dans l'idée d'un livre ou de plusieurs (ou pas, j'y reviendrai..), tant les gisements de pensées nouvelles à l'expressivité renouvelée, prolifèrent et continuent d'alimenter quiconque, au-delà du décrire, cherche à comprendre notre aujourd'hui..

 

Un Livre des et sur les Passages dans l'acception de ceux qui furent ouverts à Paris, dont le nombre se monta jusqu'à 150 en 1850 : « … le passage est l'architecture la plus importante du XIXe siècle. … Par quelle voie est-il possible d'associer une visibilité accrue à l'application de la méthode marxiste ? La première étape consistera à reprendre dans l'histoire le principe du montage. C'est à dire à édifier les grandes constructions à partir de très petits éléments, confectionnés avec netteté et précision. Elle consistera même à découvrir dans l'analyse du petit moment singulier le cristal de l'évènement total. »* Le passage en tant qu'allégorie de la méthode benjaminienne..

 

Peu de lecteurs auront sans doute entrepris la lecture de ce bloc de notes in extenso dont le corpus fut constitué en 1929-30 à la Staatsbibliothek de Berlin puis entre1934-40 à la Bibliothèque nationale à Paris, laquelle était comme qui dirait un temple de la Jérusalem livresque pour Walter Benjamin, avec ses dômes de verre qui devaient probablement lui rappeler les passages, et ses petites lampes aux halos de réverbère, dérisoires loupiotes en lutte contre l'obscurcissement montant aux nuées d'autours, dehors, tandis que notant..

 

Sous les coupoles de la grande salle de la Bibliothèque nationale de Paris, l'unique observatoire à l'insondable fonds de livres, scrutant les productions de la pensée du XIXe siècle, observant ce Corps Noir à l'instar du physicien atomiste, à quoi toute matière revient pourvu qu'on s'en rapproche pour en détecter les raies soubresautantes de l'histoire qui pourraient faire lois, four et cosmos à la fois, Walter Benjamin en naturaliste philologique méticuleux suivant la poussée de la plante carnivore du capitalisme, sa floraison aux champs engraissés des morts de la Grande Guerre – dont Max Planck observant la fusion de l'acier Krupp permis d'édicter sa Loi et d'augmenter ainsi l'efficacité des canons - ces marqueurs de Croissance inexorable jusqu'à ce XXe siècle bien avancé, notant et renotant..

 

Jusqu'aux espérances communistes contrecarrées, la marchandise transformée en friandise, salive redoublant de voracité à les dissoudre dans l'acide eschatologique comprend-t-il, avec le messianisme utopique donné pour le mal ultime et justifiant la systématisation des persécutions raciales, tous arguments invincibles puisque fondés sur la menace, sur la pensée assénée, anesthésiée aux arguments simplifiés comme bonjour, tout cela participant du « déclin de l'expérience » et toujours cet abrutissant parfum de fleurs de serre qui monte aux têtes jusqu'à ce juin 1940 : comment, vite pourquoi ?

 

D'où vient la renommée de cet ouvrage à l'architecture auto-référentielle comparable à celle de ces fameux passages parisiens de fer et de verre, qui ressemble à un chantier où s'opéreraient dans divers ateliers à ciels ouverts et concurremment de nombreux essais d'assemblages - la nature linéaire – le fer soudé au fer – et transparente – le verre découpé au diamant – opérant alors de ces visions psychédéliques historiques à la façon de M. C. Escher, assemblages dont Walter Benjamin, en morphinomane accroché, recherchait certains effets révélateurs..

 

Et l'on se prend à penser après le poète-penseur qui la tenait de Baudelaire, que toujours est prometteuse l'idée de chercher à se réveiller d'un sommeil qui n'est pas celui de l'individu mais de la « foule », aux rêves agencés comme dans les vitrines des passages – il s'agit d'affranchir l'acte d'achat des intempéries, du soleil et de la pluie, du jour et de la nuit, de la « Nature » avant que le monde ne devienne un Grand Magasin, un passage vertical doté d'escaliers mécaniques avant qu'il ne devienne un Grand Marché constitué de passages constitués en toile d'araignée électromagnétique aux fétiches appâts, ses mouches inécrasables - un sommeil travaillé et travaillant dans lequel serait plongé notre civilisation faiseuse d'Histoire (et d'histoires, ce qui serait un commencement d'explication de la victoire du roman sur le poème..) Une Histoire (une histoire) où l'on aurait définitivement sacrifiée Philémon et Baucis à Mammon et Prométhée (et la déforestation du bassin du Congo comme celui de l'Amazone suit encore aujourd'hui inexorablement son cours et le leur..)

Féconde demeure l'idée de sommeil rêveux que les baisers des princes continuent d'approfondir, les passages devenus désormais numériques, les lampadaires à gaz des écrans à cristaux plats – les passages ramifiés à l'échelle interplanétaire où des robots sur Mars ont commencé l'étude du marché : mais quoi de cela nous secouera !

 

C'est l'opportun moment que les éditions Pontcerq choisissent pour publier la liasse « k » du Livre des passages.. L'ouvrage intitulé LA COMMUNE (k comme « Die kommune ») comprenant après une préface édifiante de Marc Berdet, la version originale bilingue franco-allemand de la liasse « k » avec en note les traductions à nouveaux frais des textes en allemand réalisées par Frédéric Metz**, le tout sous une couverture qui reproduit le dessin du code des sigles et couleurs des liasses, lequel dessin réalisé par Walter Benjamin ressemble étrangement à un tableau de Paul Klee (dont Walter Benjamin possédait l'Angelus Novus..)

 

S'ajoutant à cet ensemble, cet ouvrage détaille on ne peut plus précisément les circonstances de la transmission et de la recension du manuscrit éclaté des Passages au moment où Walter Benjamin se décide enfin à quitter Paris pour les Etats-Unis via l'Espagne.. On rappellera ici que l'été 1940, le poète-penseur cacha, déposa ses manuscrits dans différentes mains ou emporta le dernier d'entre eux dans cette fameuse sacoche noire au point d'alourdir sa marche en montagne jusqu'à Portbou où toutes voies lui semblant barrées, il se donna la mort.. C'est à partir de ces manuscrits enfin collationnés que parut Das Passagen-Werk chez Suhrkamp en 1982, puis la traduction française sous le titre Paris Capitale du XIXe siècle, le livre des passages aux éditions du Cerf en 1989..

 

Parmi ces mains, il y eut celles de Georges Bataille qui travaillait alors à la Bibliothèque nationale, et c'est là que Giorgio Agamben découvrit en 1981 dans un placard du dépôt une enveloppe de documents manuscrits, notes et plan d'un livre sur Baudelaire, lequel manuscrit présente un caractère explicitement homothétique en abime (pour y trouver du nouveau?) de celui sur Les Passages***. De sorte que l'on peut s'interroger aujourd'hui sur la nature de ces manuscrits, Livre des passages et Baudelaire, et se demander s'ils ne seraient pas une forme accomplie de Livre, paradigmatique, à l'exigence nécessaire, minutieuse exercée à l'encontre de l'achèvement du livre même, dont l'inachèvement de nature onirique serait le sacrifice à faire pour qu'un soupçon de vérité poigne..

 

Dont l'inachèvement serait une nécessité vitale en ce que la Révélation y surgirait indiscutablement au claquement de doigt de la vérité mais pour être immédiatement replongée dans le sommeil qui est la vie, fait de vrais rêves, ou définitivement réveillé mais parmi les morts : une forme de Livre prémonitoire fait pour notre temps, ce temps qui est le nôtre dont l'inscription dans le futur appelle d'informulables réponses autrement qu'en poèmes..

 

Et ce petit livre de 100 pages, petit comparé aux 1000 du Passagen-Werk, se lit comme une histoire extraordinaire dont la préface de Marc Berdet permet de sentir les ressorts cachés entre les blocs de citations et les commentaires sibyllins de Walter Benjamin, entre et dedans, de faire parler les coups de ciseaux opérés dans les citations : d'émettre certains des mobiles qui auraient conduit le poète-penseur à s'intéresser à La Commune, à ce que le projet politique pouvait représenter pour lui :

 

« Le texte de Walter Benjamin sur la Commune de Paris est plein de d'embûches, de chausses-trappes et de doubles-fonds. Ce n'est d'ailleurs même pas un texte. Or ces quelques mots pourraient suggérer qu'il s'agirait, ici comme ailleurs (c'est moi qui souligne), d'une tactique d'écriture voulue : celle « parataxique» utilisée par bien des juifs allemands de l'entre-deux-guerres dans une affinité secrète avec le récit utopique de l'époque classique. Un modèle d'écriture « entre les lignes » partagé par des opprimés qui ne peuvent pas s'exprimer directement dans la langue des vainqueurs, ou qui – ce qui est la même chose pour notre auteur – ne veulent pas se soumettre aux canons dominants de la communication (c'est moi qui souligne)...»

 

On ne révèlera pas où se cache « la lettre volée » de la liasse k et l'on forme le vœu que l'entreprise des éditions Pontcerq fasse école et que toutes les lettres de l'alphabet identifiant chacune des liasses du manuscrit, de a, Der Flaneur und die Masse (rectangle noir avec croix noire) à z, Lesbos (croix verte debout) en passant par o, Allegorie (ovale vert et plein avec croix noire) nous soient ainsi proposées à une relecture créatrice..

 

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* Paris, capitale du XIXème siècle, éditions du Cerf, 1989

** Frédéric Metz, Georg Büchner, 3 tomes : tome central Biographie Générale, Le Scalpel, le sang, tome annexe A, La Mort de Weidig : tome annexe B, Les Noms, tenant la trilogie de F. Metz pour un chef d'œuvre accompli à tous égards, ceux de l'Histoire, de la Traduction et le premier d'entre eux, celui du Poème général..

*** Baudelaire, La Fabrique éditions, 2013

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