La Montée des circonstances de Denis Roche par Bertrand Verdier
« a ! ha !, est-ce que je fais bien de rire au nez des écriv »
Indéniablement, la qualification de "beau livre" se trouve ici justifiée : la matérialité de l'objet (choix de la reliure et du papier, qualité de l'impression des photographies) sert sans défaut celle des productions (verbales, photographiques) de Denis Roche qui y sont proposées.
Les éditions Delpire se sont adressées à Farid Abdelouahab pour les textes d'introduction aux nombreux extraits de Denis Roche qui jalonnent les sept sections du livre. Outre les multiples pages reproduites de La Photographie est interminable sont en effet ici offertes à lire des transcriptions d'entretiens radiophoniques que Denis Roche accorda, notamment à france culture. L'on se plut brièvement à imaginer que quelqu'un qui n'avait jamais publié à propos du poète-écrivain-photographe-éditeur-traducteur aurait eu à cœur, et d'ouvrir des perspectives inédites dans les études rochiennes, et de les étayer, ne soit-ce qu'un brin. Or le livre se truffe d'erreurs factuelles et méthodologiques, qu'il n'est peut-être pas abusivement erroné d'imputer à un parti-pris de Farid Abdelaouhab.
Il me serait facile et/donc fastidieux de dresser vétilleusement une liste exhaustive. Parmi, néanmoins : "Fiction et Cie" (p. 12) – au lieu de « Fiction & Cie »1, "une lucarne" (p. 114) au lieu de « un lucane » (cf. DL 142 et DLMDS 151), … À quoi s'ajoutent des citations d'un seul mot ("meurtrière", p. 69 ; "biais", p. 70), des erreurs factuelles (un "autportrait", p. 12 attribué donc à Denis Roche est en réalité crédité dans Bave Soule, p 238, à Denise Green), des formules creuses ("une démarche poétique définitive, pleine et entière", p. 154 ; "le charme de cette œuvre", p. 15). Plus significatives, parce que possiblement intentionnelles, paraissent les citations non sourcées (p. 28, 37, …) ou occultant la source originale (la note 2, p. 30, renvoie ainsi à un livre à paraître alors que la citation se trouve aussi dans Les grands entretiens, Art Press/IMEC, 2014, consacré à Denis Roche ; cf. aussi p. 157-8 dont les citations proviennent de Notre Antéfixe). De même, à l'exception de Stéphane Baquey, est quasiment systématiquement évacuée (refoulée) toute référence aux exégètes rochiens les plus pertinents : Christian Prigent, Jean-Marie Gleize, Laure Limongi, Thibaud Baldacci, Christophe Hanna, Jean-Pierre Bobillot, Michel Crozatier, etc.
Sourd ainsi comme une machine de guerre : il s'agirait d'imposer une bipartition irréductible entre le poète (oups !, l'écrivain : le poète passe promptement aux oubliettes) et le photographe. Quitte à nier les faits : "publier pour la première fois cette mystérieuse sixième photo" (p. 110) ignore qu'elle le fut déjà dans Photolalies, 1964-2010 (p. 22) et dans Ellipse et laps (p. 153). Cette machinerie s'autorise d'affirmations injustifiées, frappées sans ambages : la publication de cette "sixième photo" est assénée "légitime" (p. 110) sans autre motif que "le temps ayant passé" (ibid.) ; le même genre d'argument étique permet : Denis Roche "ne pouvait préférer la machine à écrire, pesante, lente et forcément étriquée" (p. 157) ou encore : "impuissance de l'écrivain à devenir pleinement un personnage de son œuvre, car pour Denis Roche cela reste impossible, le journal intime échouant même en cela" (p. 72). À la gratuité infondable de cette assertion s'opposeront sans peine, entre autres et étayant, la légende de la photo de la p. 95 de Légendes de Denis Roche : « C'est là que j'ai décidé d'écrire les Essais de littérature arrêtée » et l'article de Denis Roche, Littérature arrêtée, publié le 14 septembre 1983, p. 54-55 du numéro 2896 de Les Nouvelles littéraires 2.
Peu importe en définitive la position adoptée par Farid Abdelouahab quant aux problématiques que soulèvent les travaux de Denis Roche : la diversité de ces approches est depuis longtemps de mise, et Denis Roche lui-même, fort baudelairiennement, en constitue la principale raison. Reste que, sur le plan critique, la démonstration s'eût pu jouir d'un tant soit peu d'exigence.
Au-delà, la sélection des textes de Denis Roche, la publication de photos inédites et la très grande accessibilité des introductions de Farid Abdelouahab constituent autant d'arguments en faveur de ce livre, vers un public qui ne connaîtrait pas encore Denis Roche et entrerait ainsi dans ses productions par ce « "biais" ». C'est donc bien volontiers que la SADR3, qui m'a mandaté à cette fin, accueillera Farid Abdelouahab en son sein.
1cf. Denis Roche : « Esperluette », in [Collectif] : Éloge des cent papiers ; Paris, Association Verbes, 2011, p. 48-49
2 by the way, je note que ce volume colporte p. 287 la rumeur que le signataire de la bibliographie de Denis Roche parue dans Denis Roche : l'un écrit, l'autre photographie (ENS éditions, 2007) en serait l'auteur. Il n'en est rien : c'est à 99 % la mienne, dont sont reproduites erreurs, fautes de frappe et lacunes, et à laquelle, nègre involontaire, je continue à continuer à travailler.
3 SADR : Société des Autobiographes de Denis Roche.