rbl, la revue de belles-lettres, 2023-2 par Tristan Hordé
L’ensemble du second numéro de 2023 est presque entièrement consacré à des écrivaines, ouvert par des poèmes et proses de Monique Laederach (1938- 2004), mais aussi par ses traductions de poètes de langue allemande ; quelques hommages complètent ce dossier. L’habituel Cahier de création au sommaire réunit des poètes de diverses nationalités, Marina Skalova, Ling Yu, Nichita Stanescu et Simone Lappert ; dans la rubrique Traducere, un article de Nathalie Koble sur un sujet trop négligé, les trobairitz. Presque entièrement : exception faite d’échanges par courriels entre décembre 2018 et juin 2019 entre Pierre Chappuis et Manuel Cajal autour de ce qui est devenu En bref, Paysage.
Monique Laederach a laissé inédits de nombreux poèmes achevés, publiés ici sous les titres éloquents Cette absolue liberté de parole (écrits entre 1990 et 2004) et Mots sur le bord d’être (daté de 2003). Poèmes mélancoliques d’une femme attentive aux douleurs peu visibles, sans cesse à l’écoute, qui ont pour motifs récurrents l’absence, la dépossession, l’oubli, la disparition, et l’on relève dans les deux ensembles le retour de mots qui les expriment (ombre, vide, angoisse, peur, silence notamment) ou des vers sans ambiguïté comme « j’avance comme je peux / le vertige dans les yeux ». Le thème de la perte, très dominant (« il n’y a personne, aucun corps ») explique peut-être pourquoi ces poèmes n'ont pas été publiés ; cependant, tout n’est pas du côté d’Ophélie, de la mort et, avec la force nécessaire pour vivre dans le monde, il faut toujours « Se jeter au cœur de la nuit / comme dans sa liberté la plus absolue » et, en même temps chercher les « oiseaux dans le vent / d’orage ».
Une conférence de 1994 ("Autobiographie. Écrire femme : de l’erreur à l’identité peut-être") éclaire ses choix de vie. Son enfance à la frontière de la Suisse et de la France lui a fait connaître ce qu’étaient la guerre et les exilés. Très tôt, elle s’est réfugiée dans l’écriture (« un monde à moi ») et la traduction — par ses parents et sa grand-mère, elle était trilingue —, sans pour autant rêver d’être écrivaine. Le changement décisif dans son arcoursest lié à mai 68 et l’irruption pour elle de « la question de l’écriture féminine », question toujours présente ensuite dans ses romans, d’autant plus vive que son divorce en 1973 est un « chaos personnel ». Elle n’écrit en prose qu’à partir de 1978 (Stéphanie, roman) — son premier recueil de poèmes a paru en 1970 (L’Étain la source) —, la poésie étant pour elle « le lieu privilégié où cette image déchiquetée que les autres vous renvoient de vous-même peut trouver un miroir moins brisé ».
Le Cahier de création propose les poèmes de quatre écrivaines, Marina Skalova (qui a récemment publié Trouer la brume du paradis, 2023), Nichita Stanescu (de langue roumaine, traduction Pierre Drogi), Simone Lappert (traduite de l’allemand par Marion Graf). On retient une poète taïwanaise, Ling Yu, dont un petit ensemble titré Filles est proposé par Camille Loivier. Les poèmes, autour de l’émancipation progressive des femmes, visent à dire comment se défait la longue soumission aux hommes : symbole d’une libération qui n’en est qu’à ses débuts, les sentiments des femmes sont étroitement liés à la mer — « la mer et le cœur sont identiques » — présente dans chaque poème.
Quittons ce Cahier pour une autre époque. À l’écart dans le temps, ne donnant lieu que rarement à leur mise en avant : les trobairitz, auxquelles Nathalie Koble a consacré de nombreux travaux. Le mot occitan — trouveresse lui correspond en langue d’oil — n’apparaît qu’une seule fois dans la littérature médiévale, utilisé depuis le XXe siècle pour les œuvres de poètes féminines parallèles à celles des troubadours. Les remettre aujourd’hui en mémoire exige un fort engagement ; il faut « identifier les œuvres, en rétablir le texte, dans une culture où l’écrit était mouvant », en sachant que l’on sait peu de choses quant à leur lecture qui mettait en jeu corps, voix et musique, ce qui est quasiment impossible à restituer aujourd’hui. Malgré les « pertes irréversibles », il faut tenter de redonner voix », redonner vie aux trobairitz et les traduire.
Enfin, on retrouve Pierre Chappuis, disparu en 2020. Il n’a pas vu son dernier livre publié en 2021 par les éditions Corti, mais avait conservé la trace d’échanges de courriels, d’« éclats », avec son ami Manuel Cajal ; ce mot, choisi par Chappuis, convient pour les images notées qui seront souvent retouchées. Les propositions suscitent des remarques sur l’emploi judicieux de tel mot, sur la place d’un adjectif, sur l’usage des adverbes en -ment : Cajal les rejette, s’appuyant sur Lacan (« vrai/ment ») — jusqu’au moment où il reçoit un fragment de Jean Laude. Chappuis critique sans complaisance ses propres écrits, peu satisfait de sa tendance à employer un mot (« étendue ») « à tout bout de champ », et commente la nécessité de remanier son texte, « Cuisine que cela — mais la cuisine n’a rien de méprisable ! ». Ces courriels, dont certains "éclats" ont été repris par les deux amis pour une carte de vœux, entrouvrent la porte du "chantier" de l’écriture du poème, avec ses hésitations, ses trouvailles, avec l’attente des impressions du lecteur privilégié qu’est l’ami.
Terminer la lecture de La revue de belles-lettres par Pierre Chappuis, c’est découvrir les hésitations d’un écrivain dans l’écriture et il est bon d’avoir près de soi son dernier livre, En bref, paysage. Mais ce travail patient, on le reconnaîtra aussi dans les poèmes de Monique Laederach comme dans les diverses traductions, pour peu que l’on soit à l’aise dans une ou deux des langues retenues : tous les textes sont présentés avec en regard leur version originale.