Le livre d'El d'où de Caroline Sagot Duvauroux par Tristan Hordé
C'est perdu qu'on écrit, perdu pour l'enfance et la chérissant partout
où l'insolence avant 20 ans délivre du sérieux du monde injuste
(Le livre d'El où, p. 144)
Le titre du livre de Caroline Sagot Duvauroux est explicité dans un avant-dire, véritable prélude, isolé du reste par une page blanche et d'un seul tenant. Premier d'un ensemble à constituer — toujours « le livre est à venir » — Le livre d'El, d'où1 se déploie autour de l'absence, celle de l'être aimé, est aussi un livre pour vaincre la douleur de la perte, en même temps qu'il se développe à propos de ce qu'est l'écriture.
El, devenu mot, est la fin du prénom de l'homme disparu, Michel, et est présent dans d'autres prénoms de personnages du livre, dans une autre langue pour celui du peintre catalan Miquel Barceló et en creux (puisque non écrit) pour celui du joueur de tennis Rafael Nadal. Nadal renvoie par ailleurs à nada, "rien" : rien apparaît dès la citation de Bernard Noël en exergue (« comment dire ? cela crie mais ne dit plus rien »), et rien est également associé dans les premières pages à Racine et Bérénice (« Un vers de Racine, un vers de Bérénice, de rien à rien »). Rien se transforme en cendre plus avant, avec la même référence : « L'embâcle de cendre fige une ombre menue qui menace. Qu'est-ce ? Racine peut-être ou bien Bérénice seule. Sans que de tout le jour menace» ; le vers entier enfin est lié à « caroline et michel » : « Il faut rester ahuri par l'insignifiance de deux prénoms qui furent prononcés pour que se puisse écrire : / sans que de tout le jour je puisse voir Titus »2. La mort ne brise pas ce qui peut encore, et toujours, s'écrire « Elle aime El », ni n'empêche de désigner une fusion dans la langue par « Ell », jeu du miroir et de l'union.
El est également joint à Buffre, mot du causse Méjean pour 'battu par les vents", pris en 2010 par Caroline Sagot Duvauroux pour titre d'un livre où des motifs du Livre d'El d'où apparaissent, la violence, le gouffre du passé, l'enfance et la relation au "rien" : « Il n'y a rien ici [sur le causse] (...). On a passé l'enfance à convoiter ce rien. On y est. On a quitté la pensée. Rien est imprenable quelle délivrance. Rien vous tient. »3 L'enfance est présente dans Le livre d'El d'où, mais aussi l'enfant qui « lie à l'éperdu » El et elle, qui est du côté de la cendre et, donc, de la mort4. Quant au mot buffre, qui aurait peut-être signifié autrefois "beffroi" — tour d'où l'on guette — est soulignée plusieurs fois sa proximité avec bulbe et buffle, proximité phonique mais aussi avec ce qui, souterrain, donnera une plante, et avec l'animalité.
Le second élément du titre est en rapport avec un tatouage de Michel : ce qui est inscrit est ambigu et, à cause de la maladresse du tatoueur pour former les lettres, lisible aussi bien j'ai que d'où ; cette confusion des signes, l'impossibilité de fixer un sens à ce qui est inscrit sur le corps, pourrait être manière de dire ce qu'est la poésie : non pas absence de sens, mais seulement le fait d'accepter l'ambiguïté, peut-être l'indécidable. Il faut ajouter que le livre est dédié sous la forme : « à = toi », à signifiant "vers", le mouvement, et toi « contient tous les tu du monde ». Liaison de à et de vent, donc de à et de buffre — de El : « c'est la préposition qui fait la phrase, c'est à. Et le vent. Dans la folie prédatoire de rejoindre. » Rejoindre dans l'absence le corps perdu — car c'est bien du corps qu'il s'agit (corps amoureux et "corps" de la langue), ce pourquoi la première citation est empruntée à "Mauvais sang" de Rimbaud, « Faim soif cris, danse danse danse », qui dit un temps du corps, tout extérieur annulé.
Si complexe soit la composition du Livre d'El d'où, ce n'est pas un labyrinthe comme le laisserait d'abord penser l'apparence du texte : différentes dimensions de caractères sont mises en œuvre, des décrochages isolent des fragments, des bribes de dialogue entre Caroline et Michel sont intégrés, des signes de ponctuation ou des mots qui font tenir la phrase en tant que telle sont extraits et repris à la suite d'un paragraphe, dessinant un squelette de ce qui vient d'être lu, une espèce de calligramme ; etc. La composition s'apparente, semble-t-il, à celle d'une pièce musicale, avec le retour de "thèmes" — lieux (Tanger, Rochefourchat, Bombay notamment), mouvements (par exemple ceux de Nadal), motifs du nom, de la douleur, mots (buffre, baie), formes, y compris pour questionner l'ordre de la langue (« Ah ce génie des langues à purger d'ambiguïté les choses »), et comment faire autrement puisque « La phrase cherche à exister quelque chose plus qu'à exister ». En outre, le texte de Caroline Sagot Duvauroux s'ancre dans la littérature et se construit par elle, de L'Annonce faite à Marie à Au-dessous du volcan, et ses propres textes entrent dans cet ensemble, Le Buffre, mais également Hourvari dans la lette, plus ancien.
On aura compris par ce bref parcours que la lecture du Livre d'El d'où exige beaucoup du lecteur : l'écriture qui entend s'avancer vers l'inconnu de nous-même n'est jamais aisée à lire, mais ce qui est connu n'a pas besoin d'être écrit, « La phrase noue la gorge d'une illisible vision. // Si la vison était lisible on cesserait d'écrire. » Le mouvement contre l'absence, impossible à penser, ne peut être que violent pour vaincre ce à quoi aboutit la disparition de l'Autre : la perte d'un regard, de mots. De là la douleur, « D'où vient la douleur ? / D'être rendue à la foule des insignifiances ? Innommée donc innommable. Beckettienne soudain rendue au milieu précisément indifférent ». Donc il faut continuer, « tant qu'il y a des mots » (Beckett, L'innommable), à aller à, vers, sinon pour être nommée, pour résister à la déroute, ce qui se dit par exemple par un de ces jeux phoniques du livre où « le son réalise le sens dans l'insens » : « À l'abordage. Aux abords d'à, je ».
1 On pense avec ce titre aux résonances bibliques ( El, présent dans des prénoms d'origine hébraïque, signifie "dieu") aux titres des livres d'Edmond Jabès (Le Livre de Yukel ; El, ou le dernier livre, etc.).