LES LINGUISTES ATTERRÉeS, LE FRANÇAIS VA TRÈS BIEN, MERCI par Tristan Hordé
Faut-il "protéger" le français ?
Depuis plus de cent cinquante ans, toutes les tentatives entreprises pour faire comprendre que le français n’était pas une langue homogène, parlée (et écrite) de la même manière dans tout l’hexagone, ont échoué. En dehors de l’Académie française, tous les cercles, sociétés, associations, de « protection » de notre belle langue (sic) (et des fourmis volantes, peut-être) se sont levés, prêts à en découdre pour empêcher toute modification et défendre, par exemple, l’accord-du-participe-passé-avec-avoir -si-le-complément-est-placé-devant (j’ai oublié devant quoi). Littré, resté une référence même pour les tenants du statut quo, était convaincu de la nécessité de changements dans l’orthographe et écrivait : « L’orthographe ancienne fournira de bonnes indications pour la réformation de notre orthographe moderne, qui offre tant de surcharges, d’inconséquences et de pratiques vicieuses ». C’est en effet sur l’orthographe que les "batailles" se livraient dès la dernière partie du XIXe siècle. Les plus grands noms de la philologie, de la grammaire, de la grammaire comparée, de la phonétique, professeurs d’Université, au Collège de France, membres de l’Institut ont porté une pétition à l’Académie Française, sans succès, et certains d’entre eux n’ont pas attendu que l’institution bouge et ils ont choisi d’écrire (et de publier) avec une orthographe et une syntaxe réformées. Toute cette histoire a été écrite.
Ce que démontent les auteurs de ce livre, ce sont toutes les contrevérités largement diffusées, les pseudo-arguments qu’aucune étude n’étaie mais qui sont acceptés. Ce qu’ils proposent, c’est de débattre à partir de faits. Le premier, implicitement nié, c’est l’évolution de la langue ; personne ne parle plus comme à l’époque de Molière, pas plus d’ailleurs que dans les années 1850 — ou 1900… Les très nombreuses transformations de la vie, quotidienne ou non, ont modifié en profondeur le vocabulaire ; un agriculteur d’aujourd’hui, par exemple, n’a que très peu de lexique à partager avec un paysan des années 1920. Etc.
Autre plan. Un Français/une Française de Marseille ne prononce pas les mots de la même manière qu’un Français/une Française d’Île-de-France (ils n’ont d’ailleurs pas exactement le même lexique), le lexique et la syntaxe d’un ouvrier/d’un « employé de surface » ou d’une aide-soignante, ne sont pas les mêmes que ceux d’un énarque ou d’un polytechnicien. Voilà des évidences, dira-t-on ; certes, mais il faut en conclure qu’ils parlent tous le français, ou plutôt, comme le rappellent les auteurs, qu’il y a plusieurs français, ce que s’obstinent à ignorer les "défenseurs" de la langue. Par ignorance souvent, par mépris aussi souvent pour ceux qui ne parlent pas comme eux — mais beaucoup ne se rendent pas compte qu’ils multiplient en parlant les « fautes » qu’ils condamnent allègrement — il suffit de les écouter à la radio pour s’en convaincre si c’était nécessaire. Pour plus de clarté : il y a des français comme il y a des classes sociales.
Contre les idées toutes faites. Non, l’anglais (langue dominante aujourd’hui) n’envahit pas le français ; non, l’Académie française ne règlemente pas le français (ce n’est pas son rôle — et le voudrait-on que cela ne servirait à rien) ; non, il n’existe pas d’orthographe logique, parfaite, etc., et ce n’est pas en faisant une dictée par jour que les élèves l’apprendront — sa place dans la sélection serait peut-être à revoir ? ou bien il faudra licencier une partie des journalistes du Monde, de Libé, etc., dont une partie n’a pas dû faire assez de dictées ; non, le français des sms n’est pas une horreur : c’est une autre manière de l’écrire, et ceux/celles qui le pratiquent ne parlent pas comme ils écrivent — il faudrait, comme le suggèrent les auteurs, comparer au collège et au lycée « écrit réel et oral réel ». Pour l’écriture inclusive et les innovations comme iel, ellui, celleux, « ce ne sont qu’un tout petit bout de l’iceberg du genre grammatical ».
Les linguistes ne se demandent pas « si les anglicismes, les parlers jeunes, le rap, les tics de langage [en fait, au final], l’orthographe rectifiée, l’écriture inclusive…, c’est bien ou mal. On observe les faits linguistiques ». Cette observation permet de comprendre, et d’accepter, qu’il y ait des usages différents du français et qu’aucun n’a de prééminence : « les variantes coexistent », Il faut lire et faire lire ce livre de spécialistes qui savent de quoi ils parlent, toujours fortement argumenté. Il devrait être donné à tous ceux qui enseignent la langue, aux professeurs des écoles, de collège, de lycée, ne serait-ce que pour faire réfléchir sur les pratiques d’enseignement.