Les mots et les mains de Noémie Parant par Tristan Hordé
« Je ne verrai jamais mes yeux comme je vois ceux des autres » : ainsi s'ouvrait "Les Cahiers du Chemin" du 15 octobre 1970. Bien des livres ont suivi cet extrait de Les yeux de Dieu et l'on a souvent, pour étudier les textes de Jean-Luc Parant, retenu le seul motif des yeux([i]1), mais comment y échapper : une trentaine de titres contiennent le mot. Noémie Parant aborde cependant l'œuvre autrement, en s'attachant pour l'essentiel au rôle des mains et, donc, au statut du toucher dans quelques-uns des ouvrages ; elle le fait en philosophe, lectrice de Husserl et de Merleau-Ponty, et en poète, attentive aux réflexions du Michaux de Face à ce qui se dérobe. Je ne retiens que quelques points d'une argumentation exigeante et dense, nourrie de lectures, pour insister sur la relation des textes de Parant avec les choses du monde.
Qu'en est-il de l'action de nos mains ? Jean-Luc Parant tire les conséquences d'une observation commune : personne ne touche entièrement avec ses mains autre chose que des fragments et cela ne s'opère que par touches successives. Cette constatation aboutit à l'idée que l'étendue de ce que l'on peut toucher est infime, qu'il s'agit seulement de miettes, alors que "le territoire du touchable" est potentiellement immense. Par ailleurs, la lumière du jour tend à déformer notre perception des objets dont la taille ne peut être réellement appréciée par le toucher — pour ceux dont nos mains peuvent suivre les contours — que dans l'obscurité, c'est-à-dire paradoxalement quand ils disparaissent du monde observable. C'est là une donnée essentielle si l'on ajoute le fait que les yeux, ces "boules" dans le visage, qui donnent accès au dehors, ne peuvent être touchés, eux, qu'à la condition d'être fermés, donc de sortir du visible ; le premier texte de Jean-Luc Parant que j'ai cité se poursuivait ainsi : « Comme si la nuit on retrouvait ses yeux, ses vraies images, son vrai monde, perdus le jour dans l'univers qui nous entoure. » Qu'en conclure sinon que toute saisie par la main, si entière paraisse-t-elle — je vois les choses, je les touche — est cependant toujours partielle, inachevable.
Suivons encore le parcours que reconstitue Noémie Parant. Je ne perçois rien d'autre que ce qu'autrui peut, également, percevoir, et parallèlement je ne touche que ce qui est touchable par autrui, ce qui signifie que toute idée d'isolement du moi est à écarter. Si chacun peut toucher tel objet du monde, il faut alors considérer les mains comme un des moyens privilégiés de la relation à autrui. Je parcours en effet mon corps de mes mains, l'accès à celui de l'autre est possible et rien n'empêche que les mains d'autrui se joignent aux miennes. Ainsi, par les mains se mêlent les touchers, elles m'assurent à la fois de ma présence au monde et de celle d'autrui, elles peuvent donc se définir par leur foncton, « point de basculement en les autres ». Pourtant, le fait pour moi de toucher telle chose du monde, et même mon propre corps, conduit à la disparition de l'autre : certes il pourrait, à un autre moment, rencontrer mes mains, mais je suis en cet instant le seul à toucher telle chose, mon corps : le toucher devient clairement un « foyer [...] de dilution de la subjectivité et de l'altérité ».
C'est dire encore que les mains rassemblent et séparent, que l'expérience du toucher, hésitante, laisse toujours décevante la relation aux choses, à autrui, tant elle passe de la tentative de réunir ce qui est éparpillé au constat de la dispersion. Qu'éclairent ces réflexions du rapport à l'écriture ? « Avec Jean-Luc Parant, franchir le seuil du langage, c'est conserver l'expérience telle qu'elle est, identique à sa nature : incertaine et imprécise. » De là, pour reprendre Dominique Sampiero, une écriture « obsessionnelle, répétitive »([i]2), toujours en mouvement, puisqu'il est impossible de sortir de la saisie partielle, ou plutôt que l'on passe de l'idée que l'on peut tout toucher — tout voir — à l'idée que rien ne peut être entièrement touché — vu. L'écriture en mouvement semble ne pouvoir s'interrompre, poursuivie jusqu'au vertige pour tenter de trouver une forme dans le chaos, de fixer quelque chose du passage de la lumière à l'obscurité, d'inventer une origine.