Liliane Giraudon, La jument de Troie par Tristan Hordé
Dans un "livre d’artiste" contemporain, dessins ou peintures accompagnent des poèmes, accompagnement dont les écrits peuvent souvent se passer. Tout autres sont les livres dans lesquels poèmes et dessins sont étroitement liés, hier par exemple avec Les Mains libres, "Dessins de Man Ray illustrés par les poèmes de Paul Éluard", aujourd’hui Pierre Alferi écrivain et dessinateur dans divers chaos. Le dessin ou la calligraphie est parfois le poème lui-même ; souvenons-nous qu’Apollinaire avait eu le projet de réunir ses calligrammes sous le titre Et moi aussi je suis peintre.
Liliane Giraudon propose un titre, par exemple "Poème intervalle", calligraphié en vert, et ce qui pourrait être la représentation en couleurs, mauve et vert, de ce qui est alors interprété comme un intervalle. Le lien entre titre et dessin stylisé semble clair la plupart du temps ; par exemple encore, sous "poème casserole" le dessin d’une casserole que l’on reconnaît comme telle sans le secours du titre. Dans bien des cas pourtant, le dessin pourrait représenter tout à fait autre chose que ce qu’annonce le titre ; la relation entre un ovale rouge et le titre "poème vaginal" n’existe que par leur proximité, de même, cet ovale rouge traversé par une ligne ne sera pas toujours reconnu, sans son titre, pour être une vulve. Les critères en œuvre sont très variés — c’est un des plaisirs de la lecture que de chercher les liens entre l’écrit, qui est une annonce et le dessin : « poème toasté » laisserait penser qu’un poème pourrait être (sur) un toast…, le dessin donne à voir deux toasts qui portent quelques traits (6 et 8) à interpréter comme étant de l’écriture (donc le poème écrit), ou le dessin lui-même est le poème.
On échoue parfois à lire une relation qui devait être évidente pour l’auteure. Le titre "Poème maman" précède une série de lignes, de couleurs différentes, qui se croisent, chacune ayant une entrée en bas de page mais aucune de sortie ; on peut imaginer bien des connotations, pas vraiment positives ici, attachées au rapport à la mère. Il est plus difficile, semble-t-il, d’interpréter la relation entre le titre "Poème papa" et le dessin qui le suit, sorte d’intestin en trois parties, rouge, verte, bleue : c’est un des cas où la sagacité du lecteur est nécessaire. Pour l’ensemble, on peut apprécier l’humour (parfois potache) de l’auteure. Le "Poème singe" surmonte un buste, le visage seulement figuré par le tracé de la tête et une forme orangée à l’intérieur ; l’ensemble est en rapport avec le texte, paginé, qui précède les dessins titrés et est annoncé par « Guenon, je singe ».
Le passage du singe à la guenon est analogue à la substitution de la jument au cheval dans le titre du livre ; Liliane Giraudon précise qu’ici « Pénélope répond à Ulysse. / Ithaque c’est terminé. Elle ne brode plus mais dessine… ». Elle rapporte aussi dans les quelques pages liminaires son parcours d’écrivaine, transformée par la lecture de Reznikoff, la maladie (« Arrivée du crabe ») qui l’a conduite au dessin, « Dans une pratique de substitution ». Elle évoque le Bauhaus et la Black Mountain, deux lieux d’expériences et de formation qu’elle aurait souhaité connaître, et Anni Albers artiste textile qui y fut présente. À partir de la « séquestration imposée à tous », en 2020, elle entreprend chaque jour ces « Poèmes)(Dessins », devenus aujourd’hui, ajoute-t-elle, une « Sorte d’acte de survivance. Traçant les lignes de ma propre survie comme celles de l’objet du poème ».
Pour le lecteur, qui passe du "Poème aphasique" au "Poème casselangue", outre le plaisir de découvrir cette accumulation de poèmes-dessins, il ne manquera pas de s’interroger à propos de ce qui est « poésie » (voir Les Mains libres). Au moins lira-t-il la fin de l’introduction de la guenon : « La quasi-manie d’une « qui ne sait pas dessiner » devient un virus dans la Forteresse du Monument-Poésie ».