Marc Bernard et Jean Paulhan, correspondance 1928-1968 par Tristan Hordé
On ouvre toujours avec plaisir un nouveau volume de la correspondance de Paulhan quand elle est accompagnée de notes : cette édition apporte au lecteur quantité d'informations précises qui donnent sens à des lettres souvent elliptiques. Outre les notices concernant des personnes citées, on lit des extraits de diverses publications, de carnets inédits de Marc Bernard (1900-1983), d'articles de presse, etc., tous matériaux qui font du volume une passionnante plongée dans l'histoire littéraire et dans l'Histoire, des années 1920 à 1968. Parmi ses nombreux correspondants, Marc Bernard, de quinze ans son cadet, occupe une place particulière ; la complicité entre les deux hommes conduit rapidement de « cher monsieur » à « mon cher ami » puis à "Mon petit / mon vieux Marc" et à "Mon petit Jean", Paulhan signant même « ton vieux J. P. ».
Si on laisse de côté les nouvelles que chacun donne de sa vie quotidienne, les brèves missives pour un rendez-vous ou une demande de renseignement, quelques thèmes éclairent la personnalité des deux hommes. D'emblée, Paulhan prend le rôle de conseiller littéraire et indique ce qui est à reprendre dans les manuscrits que Bernard lui remet. À propos de Zig-Zag, le premier roman, publié par les éditions Gallimard, il relève « des passages un peu lourds, un peu longs, maladroits » (40), mais les remarques sont toujours précédées de "il me semble". Chaque livre est ainsi passé au crible ; recevant le manuscrit de ce qui deviendra Au secours !, il commence par des louanges : « C'est très beau, c'est par instants d'un grand écrivain » avant d'énumérer les défauts de l'écriture : « tu avais tout contre toi : ni le style n'est très sûr, très bien "tenu" (il abonde au contraire en maladresses, en impropriétés, en fautes, en recherches beaucoup trop "littéraires") [etc.] » (79), et de suggérer des transformations. Paulhan a accompagné la vie littéraire de Bernard, qui a accepté sa lecture toujours pertinente ; à propos de son roman Au secours !, il écrit à son aîné : « Je viens de voir en blanc sur noir, clair comme le jour, ce qu'il a gagné grâce aux conseils que tu m'as donnés » (80)et plus tard, en 1960, « Oui, tu as raison, comme toujours. » (364)
Il ne faut pas oublier que Marc Bernard, engagé dans la vie active dès l'âge de 12 ans comme garçon de courses, était entièrement autodidacte ; devenu cheminot, militant syndicaliste, il est devenu journaliste. Esprit indépendant, il s'est éloigné du Parti communiste dès 1927, projetant alors de créer une revue antifasciste et antistalinienne. C'est aussi ce parcours complexe que permet de suivre cette correspondance. À partir du moment où Marc Bernard a décidé de vivre de sa plume, il a dû parfois quitter Paris et retourner à Nîmes pour faire les vendanges. Il a aussi souvent sollicité Paulhan pour obtenir une aide de tel mécène ou trouver un travail provisoire.
Ses fortes convictions, qui plaisaient à Paulhan — « je donnerais cher pour qu'il y ait beaucoup de révolutionnaires comme toi » (83) —, reposaient plus sur une expérience d'ouvrier engagé dans la vie sociale que sur des analyses de la société : condamnant sans détour l'hitlérisme, il a pensé cependant après la défaite de 1940 qu'un nouvel ordre européen pouvait s'installer et, sans pour autant entrer dans la collaboration, il a fallu quelque temps pour qu'il ouvre les yeux, alors que Paulhan était immédiatement entré en résistance. Réfugié un temps à Nîmes avec son épouse, il s'y est trouvé en 1944 au moment de la pendaison d'otages en représailles aux actions de la Résistance, et un de ses commentaires indique des réactions fondées sur l'émotion, « Quand [...] les hommes cesseront-ils de se haïr ?" » ( ). Il a quitté la ville rapidement, Else, juive, étant menacée d'arrestation : il a alors vécu à Saint-Junien, proche d'Oradour et il a vu le résultat du passage de la division "das Reich."
Avec le retour de la paix, Bernard a poursuivi ses activités de romancier, soutenant Paulhan qui démissionne du Centre national des écrivains en 1947 pour protester contre l'épuration — épuration, comme le dénonce Bernard, qui protège certains largement compromis, comme Maurice Chevalier défendu par Aragon. Ensuite, le plus notable dans cette correspondance est peut-être l'indication que fait Bernard de son séjour de plusieurs mois, en 1963, dans un logement de Sarcelles : il y était pour un reportage commandé par Le Figaro sur les cités ; mais il retrouve le milieu ouvrier d'avant sa vie de romancier ... et des logements avec eau chaude et chauffage, loin de la misère des années 1930. Son reportage, trop favorable, fut refusé et aboutit à un livre, Sarcellopolis (1964).
Ce nouveau volume des échanges épistolaires de Paulhan a, me semble-t-il, un caractère particulier qui tient en partie au fait que tous deux étaient nîmois, avec un goût commun pour les paysages du Gard et la corrida. Mais a beaucoup compté la personnalité de Marc Bernard ; son parcours, rare, exemplaire, explique en partie les liens profonds tissés entre les deux hommes. Bernard écrivait en 1961 « Quand ça ne va pas, je pense à toi, cela me donne du courage » (p. 374) et lui fait écho Paulhan : quand il est élu académicien, il remercie son ami, « À dire vrai, de te sentir près de moi, cela me donnait une grande confiance. » (390).