Mon corps n'obéit plus de Yoann Thommerel par Bertrand Verdier

Les Parutions

17 mars
2017

Mon corps n'obéit plus de Yoann Thommerel par Bertrand Verdier

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Rester gens d'inclémence

 

"Corps remagnétisé pour les énormes peines,
Tu rebois donc la vie effroyable ! tu sens
Sourdre les flux des vers en tes veines,
Et sur ton clair amour rôder les doigts glaçants !

 Et ce n'est pas mauvais. Les vers, les vers livides"

(Arthur Rimbaud, Poésies)

 

"l'action, ce cher point du monde"

(Arthur Rimbaud, Une saison en enfer)

 

Ce livre se déploie à partir des inassouvibles injonctions auxquelles ce « corps n'obéit plus ». Il a semblé possible de le lire comme un récit : celui d'une gradation menant de la description "poétique" de pratiques contestataires aux conditions réunies de l'exercice de la liberté libre et un tas de choses que ça fait pitié, n'est-ce pas.

D'emblée, l'auteur prend soin de signifier que pas davantage le dualisme cartésien corps/esprit que les avant-gardes glossolaliques n'informent son objet ; son écriture se situe explicitement postérieure à celles, par exemple, de Tarkos ou Pennequin : « du stress d'avoir trop fumé, du stress d'être trop stressé, du stress de parler tout seul, de parler tout le temps, pour un oui pour un non » (p. 12). D'un tel flot inendiguable sourd cette désobéissance dont corps et narrateur ont l'un et l'autre pleinement conscience : « mon corps regrette d'avoir de telles idées » (ibid.), « mon corps parle de moi, tout en faisant attention de ne pas trop en dire, […] il dit qu'il sait qu'il en dit souvent trop » (13). C'est donc d'abord une consigne de silence, sinon de tempérance, que les proférations du corps rompent. Aussitôt néanmoins la discrétion de la latitude conquise révèle une frustration : « il dit que dire ce qu'il dit ne sert à rien, il dit qu'on ne l'entend plus […] il dit qu'il n'existe plus, qu'il faudrait inventer de nouvelles manières de dire » (15). L'enjeu est au moins existentiel : « pour exister plus / […] / mon corps va sortir de ma langue » (16).

Ne plus obéir passera donc par écrire « un poème » « à la main » (21 et 22, in extenso). La section suivante, intitulée « Bilan graphomoteur du poème », offre certes une hilarante charge contre quelques institutions (le Poète, la Critique, l'Ordre, le Pouvoir), y compris via une savoureuse pointe d'auto-dérision : « un pouvoir que seuls les poètes prêtent habituellement à leurs écrits (au fond ce poème n'est probablement rien de plus qu'un petit poème de plus) », 39), mais la réflexion permet également de pointer l'une des sorties théoriques possibles de la langue : « une forme de défense face aux exigences d'application et de lisibilité imposées par la norme, un poème-refus » (33) - il conviendrait de mécrire. La consigne du flicultu-graphomotricien interprétant le manuscrit comme un « système de notation pour l'action directe » (35) et en redoutant la viralisation, tombe prévisiblement implacable : « tout mettre en œuvre pour éviter sa propagation. // NIVEAU D'ALERTE ÉCARLATE » (39).

N.B. : nulle trace dans ce livre d'un tel poème, qu'une lecture hautement scientifique rendait pourtant passible au bas-mot d'autodafé.

La section suivante porte le même titre que le volume. Le corps y passe effectivement à l'action directe individuelle – donc dérisoirement (ce que dénote l'acronyme - en kit - "ARMÉ" d'une administration de province éphémèrement caillassée) ; se croyant super-héros, il comprend rapidement que ses cibles tolèrent, voire fomentent ses défoulements : « MON CORPS EST UN SPECTACLE. Mon corps est applaudi. » (45). Cette action directe-là, solitaire, histrionique, se solde leurre. En émerge un désœuvrement que le corps entend réduire par l'écriture de poésie ; mais il « s'ennuie dans sa poésie » (46). Et ce n'est qu'après avoir changé la police qu'enfin il « se sent vivant comme jamais » (ibid.), puisqu'il « flirte avec l'illisible » (ibid.). De l'illustration (la preuve) de ce flirt s'infère un fier constat : « Mon corps est poétique », assorti d'une résolution corollaire : « Mon corps n'obéira plus jamais » (60 et 61, in extenso).

Un lien étiologique se tresse ainsi entre une pratique poétique spécifique, le corps rendu poétique au-delà du blason et l'expression d'une libération immédiate et inconditionnelle. Cette poésie-là jouirait donc pour son auteur (soit : le corps) d'une vertu émancipatrice.

La section « Historique des opérations » vient après la proclamation d'insubordination définitive. Transcription d'un relevé en ligne de compte bancaire (au nom de l'auteur), elle recense 13 opérations entre les 8 et 24 octobre 2016. Le 26 signale un solde négatif. L'émancipation y revêt la forme de l'introduction, dans un livre ayant intronisé « poétique » un corps, d'un relevé bancaire – absent par exemple aussi bien d'événements 99 que d'autoportraits de pourtant Anne-James Chaton. Au débordement de la police s'ajoute la sortie de la nasse poétique conventionnelle, sortie dont l'unique ligne créditrice du relevé, à la date du 12 octobre, prouve la faculté à financièrement nourrir, voire chausser le corps poétisé de l'auteur.

Jean-Christophe Angaut me précisait en janvier : « Bakounine : « je ne puis me dire libre vraiment que lorsque ma liberté, ou ce qui veut dire la même chose, ma dignité d'homme, mon droit humain, qui consiste à n'obéir à aucun autre homme et à ne déterminer mes actes que conformément à mes convictions propres, réfléchis par la conscience également libre de tous, me reviennent confirmés par l'assentiment de tout le monde. Ma liberté personnelle ainsi confirmée par la liberté de tout le monde s'étend à l'infini. » (Œuvres complètes, vol. VIII, Paris, Champ Libre, 1982, p. 173) ». Il m'est difficile de ne pas élire cela comme la référence sous-textuelle de « mon corps a besoin de toi, pour sortir de lui, mon corps a envie de sortir de lui, personne ne sait faire ça comme toi » (71). L'émancipation, puis la liberté, ne s'obtiennent que collectivement, comme y invite le très explicite passage de la première à la troisième personne du possessif capital : « DANS TON CORPS // MON CORPS // SORT DE SON CORPS » (ibid.).

Désindividualisé, inassignable, le corps ne signifie plus, ne désigne plus ostensiblement vers une évidence, une convention de sens. Il ne se distingue pas dans/de la foule, il se confond : il « marche dans la gare avec une valise à roulettes » (75). Les 9 phrases suivantes commencent par « Personne ne sait », martèlement qui confirme la confusion, l'illisibilité enfin conquises de ce corps ainsi camouflé, précisément parce que le contexte martialiste le rend (jubilatoirement ?) soupçonnable. Comme tout corps étatd'urgentisé, il « a une attitude suspecte » (73), et pas à son insu : « Mon corps marche dans la gare avec une bombe à roulettes. Personne ne sait si c'est vrai. Personne ne prend la peine de vérifier. » (75).

La « bombe » ayant explosé, peut dès lors se clore le récit du corps qui n'obéissait plus : il se retrouve « enseveli sous les brouillons détruits de mes derniers poèmes » (77). Mi-constative, mi-performative, mi-injonctive, une unique phrase : « Je déborde encore » (79) semble parachever le livre. Trois éléments justifient qu'il prenne là fin : « derniers », « je » et l'absence de point final après « encore ». Les poèmes, nés de l'insujétion primale du corps, s'y perçoivent en fin de compte comme une nécessaire médiation entre le corps inconsignable et un « je » enfin sujet. Ils s'y qualifient « derniers » car, en avant de l'action, ils ne sauraient la rythmer.

N.B. : nulle trace non plus dans ce livre de ces poèmes ; là encore, leur rôle accompli (être détruits, ensevelir le corps, engendrer « je »), ils n'ont plus à être lus/donnés à lire en tant que tels.

L'action, exigée par l'incomplétude délibérée de l'excipit, s'initie en le débordement du « je », débordement dont les poèmes et leur destruction sont une condition sine qua non, mais qui prendra corps dans la réalité rugueuse, telle celle qu'étreint le Groupe d’information sur les Ghettos au sein des Laboratoires d'Aubervilliers.

 

 

 

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