Pierre Vinclair, Complaintes & Co par Tristan Hordé
La complainte, née au Moyen Âge (cf. Que sont mes amis devenus...), selon certains aurait été et serait restée un genre "populaire", une manière de poésie orale. C’est évidemment oublier que sa forme n’était pas aisée à maîtriser, conservée par exemple par du Bellay ou d’Aubigné (1) ; quant aux complaintes de Laforgue (1885), très savantes, elles ont longtemps été réputées illisibles. Pierre Vinclair n’adopte pas la versification de la tradition mais, surtout, Complaintes & Co comprend un paratexte varié que l’on interrogera autant que les complaintes.
Le titre annonce l’absence d’homogénéité de l’ensemble, sans qu’on puisse décider à la lecture de ce que recouvre & Co. La table des matières donne le titre "Le monde du travail" pour 15 complaintes, puis "Le théâtre du monde", composé de 15 portraits de personnages des pièces de Shakespeare, à nouveau 15 complaintes, "Au chaos domestique" ; on lit ensuite "Le portrait est une fiction" et, dans un corps plus petit, "Une carte d’identité poétique". Toujours dans cette table, s’ajoutent une "Préface", de Laurent Albarracin, et "Source des citations". La construction semble très lisible : le dehors/le dedans, des portraits entre les deux, un développement théorique, le tout précédé d’éclaircissements extérieurs (préface) et accompagné des étapes d’un parcours et de références.
Sauf que la table est incomplète. Manque la mention, à la suite de la couverture, d’une page d’ouverture qui, recto verso, donne deux photos en buste de Vinclair, une de trois quarts et une de face ; pour la page avant la quatrième de couverture, au verso, Vinclair sur une plage avec parka et capuche, un jour ensoleillé (ombre marquée) sans doute froid ou venteux ; au verso, Vinclair (2) a dirigé son appareil vers le plafond formé d’un miroir, dans un lieu public ; on peut supposer sur l’image son épouse et ses deux filles (l’une dans une poussette), leur présence étant fréquente dans d’autres livres. On peut lire un contraste entre les premiers portraits, analogues à ceux trouvés en ligne, et les photos de personnages peu reconnaissables, l’une et l’autre dans le flux des images, connotant l’anonymat, la fiction ? — le dedans /le dehors.
La couverture des Complaintes entre aussi dans la composition du livre ; après nom et titre, une barre horizontale est suivie d’une citation entre guillemets, « Le monde est ce qu’il est,/un gros orteil/au bout du pied/d’un dieu absent », derniers vers du portrait de Jaques dans "Le théâtre du monde". La quatrième de couverture, classiquement, définit elliptiquement le contenu en insistant sur le caractère de « fresque sociale » des Complaintes, sur la singularité de chaque voix mais également, se demandant avec Shakespeare si le monde n’est rien d’autre qu’une « scène théâtrale » ; suit une citation, reprise d’un fragment de la "Complainte de l’auditrice de radio" (p. 86), qui affirme le plaisir simple d’être chez soi. On pourrait commenter la brève notice biographique qui, signalant que Vinclair est traducteur et essayiste, ne mentionne que trois titres sans lien avec ces activités. D’une couverture à l’autre, mouvement conservé du réel à la fiction, la quatrième exposant les deux.
Les deux ensembles de contraintes se répondent, ce que lecteur découvre au fil de la lecture et ce que dit clairement un poème, « Le monde/dedans-dehors/est un concert de cris/que j’ai enregistré ». À l’intérieur de chaque ensemble, on repère des jeux à propos de l’inversion, de la notion de double, par exemple : « L’œuvre totale est un pastiche/tu vois/ de la totalité de l’œuvre », « Les voitures filent dans le faussé/ l’histoire est une route/ le sens est un fossé », y compris dans la reprise transformée d’une citation, dans "Le théâtre du monde", « Juliette a chaud extrême en endurant froidure ». On rencontre plusieurs figures doubles dans les trois ensembles, telle cette femme qui joue le rôle de Richard III. Les citations, le plus souvent transparentes, (« la légende des siècles », « romance sans paroles », etc.), sont manière d’ancrer les portraits et les complaintes dans la littérature, dans le miroir du réel et de l’imaginaire. Le réel est bien présent, notamment, avec l’introduction de l’actualité — « les crimes des Russes/ou des Chinois, les fronts opposés de ceux qui sont pour/ ou contre/ la prochaine réforme » — autant que l’imaginaire avec « la voix des tritons et sirènes/les légendes alambiquées de l’eau ».
"Le portrait est une fiction" part d’une « dispute » dont on pensait qu’elle était depuis longtemps obsolète : selon un poète, il faudrait interdire dans les poèmes toute une série de mots « accusés de ne plus rien dire et de faire écran à la poésie justement parce qu’ils font poésie » ; on comprend mal pourquoi « éternité » ou « silence » seraient "poétiques" plus que « table » ou « lit » (cf. Éluard, Le lit la table), mais Vinclair accepte de se prêter au jeu et écrit un poème à partir des 42 mots supposés interdits ; « défi potache » qui vaut surtout pour avoir conduit l’auteur à une « grosse torsion de la syntaxe ainsi qu’à une dramatisation importante des coupes ». La « démonstration » a conduit à l’écriture des complaintes.
La balance entre réel et fiction est au cœur de la préface de Laurent Albarracin. L’essentiel de l’écriture reposerait sur la "perturbation " de la syntaxe qui produit des effets de réel, les personnages sujets des complaintes saisis dans « la bigarrure des apparences ». Aussi bien là que dans le théâtre de Shakespeare, « par-delà la permutabilité, la mobilité, la factivité des êtres et des choses, ne subsiste rien d’autre que le jeu [= « liberté de mouvement » et « dramaturgie théâtrale »], toute perception de la réalité est une fiction ».
L’analyse est séduisante mais on peut aussi lire Complaintes & Co comme un mouvement incessant du réel à la fiction, le premier nourrissant l’autre, comme dans la plupart des livres de Vinclair. Si, dans le paratexte, on retient que les premières complaintes sont précédées de vers d’Hamlet, c’est un extrait de Wittgenstein qui introduit les portraits des personnages de Shakespeare, lequel « n’est pas vrai selon la nature » mais dont « chacune des figures apparaît significative, digne d’intérêt » et une de Laforgue le second groupe de complaintes, « L’Art sans poitrine m’a trop souvent bercé dupe ». Enfin, l’autobiographie de Vinclair, à la troisième personne, convainc que ses poèmes ont, d’abord, pour sujet "le monde tel qu’il est" ; il écrit « il cherche toujours à construire dans le poème une image (chantante, pensante, vivante,) de tout et n’importe quoi, des territoires qu’il arpente, des gens qui comptent et de ce qui nous arrive, des figures cachées sous les choses. »
1 D’Aubigné, "Complainte à sa dame", 1ère strophe : Qui prestera la parole/ A la douleur qui m’affole ?/ Qui donnera les accens/ A la plainte qui me guide./Et qui laschera la bride/ A la fureur que je sens ? (Gallica) Comme du Bellay d’Aubigné garde le schéma le plus répandu pour l’ordre des rimes, aabccb.
2 On le reconnaît (avec une loupe…) à partir des premières photos et de son portrait charge dans la "Complainte de la prof d’anglais", p. 28. Pour la dernière photo, le personnage porte une marinière, fréquente sur d’autres photos de Vinclair.
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