Plein vent, 111 haïku de Laurent Albarracin par Tristan Hordé
Dans Une transaction secrète, Philippe Jaccottet notait à propos du haïku, « Je ne nourris pas le sot désir de voir les poètes français imiter un art si essentiellement étranger et rompre ainsi avec une tradition de langage et de poésie qui est le terreau même de leur œuvre. » Laurent Albarracin n’avait pas besoin de cette mise en garde pour ne pas tenter de reproduire le modèle japonais : il joue avec ses règles très strictes. Le haïku, rappelons-le, compte trois vers de 7, 5 et 7 syllabes et, pour sa thématique, doit obligatoirement situer une saison ; dans ce cadre, sont introduits toujours les mêmes sujets, le vent, la pluie, etc., les arbres, les fleurs, les animaux (oiseaux, grenouilles, etc.), les petits événements de la vie quotidienne.
Plein vent s’ouvre avec un haïku qui imite fidèlement les sources : une suite de 7, 5, 7 syllabes, le thème du printemps avec une de ses manifestations :
L’eau de la fonte des neiges
ruisselle tout heureuse
printemps libéré d’un poids
Le schéma initial est ensuite totalement abandonné pour d’autres contraintes, et Laurent Albarracin explore, avec bonheur, toute une série de possibilités, en partie en relation avec l’alternance du nombre de syllabes. Si l’on représente le schéma 7-5-7 par les lettres a-b-a, le schéma est souvent repris mais avec d’autres valeurs : 3-5-3, 4-3-4, 4-5-4, 5-4-5, 5-7-5, 6-4-6, etc., cette dernière combinaison étant la plus utilisée (4 fois). En conservant les éléments a-b-a, on peut les proposer dans un ordre différent, ce qui multiplie le nombre d’ensembles possibles : 4-4-6, 4-5-5, 4-6-6, 5-4-4, 5-5-4, 5-5-6, etc. Autre règle, certains des haïkus transformés comptent trois fois 5 ou trois fois 7 syllabes :
La roue dérange une flaque
elle met un certain temps
à se reconstituer
Par une sorte d’extension du procédé, le haïku aura un nombre identique de syllabes dans les trois vers, par exemple 4 :
La ronce plonge
tête en avant
pour prendre pied
Autre proposition : puisque 5 et 7 sont les nombres attachés au haïku, la seule présence de l’un ou l’autre doit suffire pour l’évoquer. Une autre manière de ne pas le perdre de vue consiste à conserver le nombre total de syllabes des trois vers, soit 17 :
Petit cratère sur sa tige
montagne en haut de sa cime —
la fleur
Dans ces diverses manipulations, le lien avec le haïku demeure bien visible. Laurent Albarracin s’en éloigne avec des variations autour des nombres. J’ai signalé la formule a-a-a, avec a égal à 4 ; on lit aussi des poèmes construits avec une suite de syllabes en nombre impair, telle 5-3-1, 2-7-5, d’autres en nombre pair : 8-10-4 (lisible comme : a, a+2, a : 2). Plus nombreuses sont les séries du type 2-4-3, 8-7-6 ou 4-5-6 :
Le coq tient ferme
du poing de son cri
la gerbe des couleurs
Le relevé n’est pas exhaustif, il veut donner une idée de ce que peut être la recherche de contraintes à partir d’un schéma donné. Certains poèmes, malicieusement, se réfèrent d’une autre manière que par les règles au haïku, par exemple en rappelant le nom d’un maître du genre :
Aoûtats ou puces à mes chevilles
mais je ne me prends pas pour autant
pour Issa
Dans un autre poème, c’est un maître chinois d’un autre genre qui est évoqué, par allusion au rêve du papillon :
Il neige
Tchouang-Tseu à travers moi
Papillonne
Laurent Alabarracin n’ignore donc jamais la distance qu’il y a entre le haïku traditionnel et sa propre pratique ; après le poème d’ouverture, il choisit un sujet classique, l’oiseau, et fait entrer le pivert mais pour marquer qu’il n’est là qu’un mot :
Toc-toc un pivert
comme pour entrer
dans mon haïku
La distance est d’autant plus nette par rapport au modèle que le poème compte trois vers de 5 syllabes chacun. Quant au troisième poème — 5-5-7 syllabes cette fois —, les lecteurs de Laurent Albarracin y reconnaîtront plutôt un principe de sa poétique qu’une relation à l’art du haïku :
Le thé dans le bol
pas plus autre chose
que la lune dans la lune
Il faudrait reprendre l’ensemble du livre pour mettre en évidence l’humour de l’auteur. Il accepte la simplicité si souvent vantée des sujets du haïku et de leur traitement et démontre ce que l’imitation peut avoir de ridicule (il suffit de lire les recueils publiés de haïkus français pour s’en convaincre) : « Ramassant un caillou / je décide / de le jeter ». Il retient pour des effets analogues un sujet dérisoire (« La brouette oisive / inventée / fut ») ou dont l’évidence crève les yeux (« Le matin l’illumination / en allumant / la lumière »). On retiendra encore les nombreux jeux avec les sons, comme dans « Thé— la lente / hache d’un nuage / dans l’été » ou le renversement du point de vue dans le dernier poème :
Mare pleine de feuilles
ou aussi bien
feuilles pleines de mare
en notant qu’à la forme 7-5-7 est substituée 6-4-6.
J’ignore si Laurent Albarracin est membre de l’Oulipo, mais il pourrait y prétendre et ses 111 haïkus auraient sans doute réjoui son co-fondateur, Raymond Queneau. À lire et relire sans modération.