POÉSIE & PERFORMANCE d'Olivier Penot-Lacassagne & Gaëlle Théval par Bertrand Verdier
La performance est inadmissible. D'ailleurs elle n'
existe pas.
LE VERBE AYANT PRODUIT L’ORTIE DU PERFORMATISME (II)
« les commentateurs [..] se mirent à répéter imperturbablement d'un jour sur l'autre […] sans le moindre effort de renouvellement, la même concaténation de mots […] comportement journalistique pressé, paresseux, mouton-de-panurgique dans le traitement de la langue […]. Il fallait beaucoup plus de temps autrefois pour qu'un mot, un groupe de mots originaux épuisent leurs effets, par répétition »
(Jacques Roubaud : Poésie : ; Seuil, 2000, collection Fiction & Cie, p. 215)
« Mais parce que j'ai tu le nom et le versant de l'heure qui a gardé le livre,
La nuit est sauve : son pacte très ancien, je l'aurai reconduit pour toi. »
(Christian Gabriel/le Guez Ricord : Les heures à la nuit ; Crest, La Sétérée, 1992, p. 26)
« La poésie donc démontre une vitalité, une nécessité. Ainsi, dès le moment où l'on en prend conscience, et où l'on décide de venir la lire ainsi, publiquement, il faut lui en donner les moyens, […] utiliser les lois de la scène, […] faire appel à une technique appropriée. […] Il faut enlever à la poésie cette traînée d'ennui qu'elle suscite bien souvent derrière elle et autour d'elle. »
(Bernard Heidsieck : « Entretien » ; in Vincent Barras et Nicolas Zubrugg : Poésies sonores, Contrechamps, 1992)
« Ma performance impressionna vivement »
(Jacques Roubaud : Poésie : ; Seuil, 2000, collection Fiction & Cie, p. 312)
« peut-être
précisément le problème de ma présence ici me demander «qu'est-ce que je fais ici ? » dans un contexte qui est celui de la poésie qui est de même nature que la question de savoir pourquoi quand je publie un livre il finit par être classé par la bibliothèque du Congrès »
(David Antin : Poèmes parlés ; Fondation Royaumont, collection Les Cahiers des brisants, 1984, p. 66)
« il y a autant de connards parmi les poètes que dans les autres domaines de la société, alors nous, on mélange tout ça […] avec les musiciens, les performers, les gens qui font du cinéma underground et même du cinéma pas underground, de la vidéo, de la danse […] et quand c'est mélangé tout d'un coup on respire, ça devient un espace vital »
(Jean-Jacques Lebel ; in : États généraux de la poésie ; cipM/MM, 1993, collection Archives, p. 219)
« Qu'à peine plus
Qu'à peine moins
Moins que rien
Je n'y suis pour rien
Et pourtant mais encore »
(Bernard Heidsieck : Poème-Partition "N " ; Les petits classiques du grand pirate, 1995)
Nombreux sont les articles déplorant que nombreux soient les articles déplorant l'acceptation charivarique des termes "performance" et "performatif". Nombreux également, les articles constatant que nombreux sont les articles constatant le déploiement cacophonique des termes "poésie" et "poétique". Après Dire la poésie et Performances poétiques, Poésie & Performance (P&P) constitue le troisième volume collectif des éditions Cécile Defaut consacré à cette problématique. Son titre réunit deux inassignabilités liées par une simple (mais ô combien emblématique !) esperluette. L'intersection ainsi circonscrite ne prétend assurément pas réduire l'évident « flottement définitionnel et les errements terminologiques inhérents à la notion de performance » (Gilles Suzanne, P&P, p. 200) et qui ne l'est pas moins, évident, pour la poésie. La perspective diachronique des vingt-trois contributions montre assez que, passé un siècle et demi, « tous ces sens sont aujourd'hui inextricablement enchevêtrés » (Abigail Lang, P&P, p. 149). S'attarder sur le rôle dévolu au public par les un.es et les autres, ou sur l'asémie de certaines performances, entérinerait qu'il n'est pas de critère déterminant de la "performance poétique", de la "poésie performée", la "poésie performative", ... L'inflation des a.o.c. en poésie (pas uniquement due à la succession effrénément volontariste des avant-gardes) conduit ainsi Julien Blaine à déclarer : « en ce début de millénaire adolescent, le terme de poésie sans épithète me suffit » (P&P, p. 101) ; ce dont, entre autres, Robert Filliou ne saurait être exonéré : « [il] s'est employé à brouiller les cartes en multipliant les appellations, en requalifiant les poèmes lorsqu'il les a édités ou présentés dans certains cas sous forme de vidéos. […] Filliou, voulant libérer la poésie et la performance des limites dans lesquelles elles sont confinées, entreprend de faire de la poésie sans poésie et de pratiquer la performance sans qu'elle se fige dans une forme » (Laurence Corbel, P&P, p. 161-2). Julien Blaine, parrain de l'événement « Excentricités VIII » (Besançon, 4-6 avril 2017), y clama une similaire exigence de protéiformité en constant renouvellement (Performance - troisième et dernier jour des rencontres).
Car si, comme le postulait le premier volet de ce diptyque, il ne saurait exister de performance performative, briser en revanche l'itérativité des immuables codes du performatif austinien semble l'un des critères de la performance : « la performance désigne bien un type d'œuvre n'ayant lieu que dans l'événement » (Gaëlle Théval, P&P, p. 20) se précise en effet d'une citation de Michèle Métail : « Chaque lecture était une situation unique dans un lieu différent avec des conditions spécifiques » (P&P, p. 236). Jérôme Mauche, de qui la contribution – qui passerait pour un texte de performance – clôt significativement le volume, l'expose en des termes proches : « fabriquer émancipatrices des situations matérielles inclusives via de nouvelles dispositions à propension expérimentales » (P&P, p. 297). La performance, poétique ou autre, consiste donc en l'élaboration d'une situation, par laquelle il s'agirait de « remuer les questions fondamentales non de l'art, mais de la vie tout court » (Charles Pennequin, P&P, p. 264) - Christian Prigent rappelle à ce titre que le « Dadaïsme est constamment expérimental et ostensiblement avant-gardiste : socialement critique et politisé à l'extrême » (P&P, p. 176). Robert Filliou avait conçu des « techniques de participation » du public de ses « poèmes-actions » ; il en explicita la visée émancipatrice : « incorporer la leçon de l'art en tant que liberté de l'esprit dans la vie quotidienne de chacun » (P&P, cité p. 168). Logiquement, Pierre Tilman en déduisit : « la vie entière de Robert Filliou est alors une vaste et permanente performance » (P&P, cité p. 168), étalonnant l'incitation émancipatrice. Performances alors s'offrent toutes les manifestations des colères errantes et multiples. Depuis des mots d'ordre, des slogans, des détournements (« le fait qu'il existe des mots, et à partir de ces mots des questions, est en soi-même suffisamment comique et tragique, ennuyeux et dramatique, est en soi-même suffisamment poétique » (Robert Filliou, P&P, cité p. 165)), depuis, donc, une poétique, ces colères nous échafaudent les dispositifs pour une situation de liberté de chacun.e qui accroisse celle des autres à l'infini.