Questionnaire élémentaire (en lien avec le g.i.g) par Bertrand Verdier
PETIT POÏPOÏDROME PORTATIF
« Bertrand m'emmena un jour […] dans sa modeste chambre. Un plant de beaucarnea, sa fleur favorite, s'épanouissait sur la fenêtre, au soleil »
(Auguste Petit, in Mémoires de l'Académie delphinale, 1865, cité par Sprietama, op. cit., p. 83, cité par Max Milner : Notes, in Préface, in Aloysius Bertrand : Gaspard de la Nuit ; Gallimard, collection « Poésie », 1980, p. 54)
« C'est pour moi que vous êtes venue ? dis-je. Oui, dit-elle. Eh bien, me voilà, dis-je. Et moi, ce n'était pas pour elle que j'étais venu ? Me voilà, me voilà »
(Samuel Beckett : Premier Amour ; 1970)
« Je vins et ton cœur palpita […]
Tu m'effleuras, et ce fut tressaillement »
(Rabindranath Tagore : La corbeille de fruits ; 1916)
« Il faut s'obstiner. C'est la vie. Et même au-delà de la vie. »
(Raymond Queneau : Morale élémentaire ; 1975)
« pour le fait, pour l'exactitude, pour qu'il soit dit »
(Stéphane Mallarmé : Divagations ; 1897)
(le 8 février 1971, Michel Foucault fait part de la création du GIP, Groupe d’information sur les prisons, notamment sur la vie quotidienne dans les prisons) :
« On nous dit que les prisons sont surpeuplées. Mais si c'était la population qui était suremprisonnée ? »
« Le Groupe d’information et de soutien des immigré⋅e⋅s(Gisti), a pour objet : de réunir toutes les informations sur la situation [...] des personnes étrangères ou immigrées ; d’informer celles-ci des conditions de l’exercice et de la protection de leurs droits […] ; de promouvoir la liberté de circulation. »
(GISTI : statuts ; 6 juillet 1973)
« Depuis quand sers-tu
dans la maison de sourds ? »
(Ghérasim Luca : Poésie élémentaire ; 1966)
« Pour lire, il faut se déshabituer, au moins en partie, de nos habitudes de lecture. »
(Emmanuel Hocquard : Tout le monde se ressemble ; P.O.L, 1995)
« Que tu supputes Armel Guerne un pseudonyme m'épargnant d'assumer les méprisables foutaises alimentaires que tu as lues sous ce nom, m'est flagramment insultant. »
(Thibaud Baldacci, entretiens privés concédés à l'auteur, Saintes, 10 décembre 2017)
« il n'y a pas de Littérature sans une Morale du langage »
(Roland Barthes : Le Degré zéro de l'écriture ; 1953)
« L’art est élémentaire s’il ne fait pas de philosophie. […] l’artiste est seulement représentant des tensions qui transforment en œuvre les éléments du monde. »
(Raoul Hausmann, Hans Arp, Iwan Puni et László Moholy-Nagy : Appel vers l’art élémentaire, octobre 1921)
« La poésie élémentaire consiste à décréter que toute forme de sémiotisation des éléments qui composent le monde est susceptible de faire poème ([…] une performance, une déclar’action, une intervention poétique, le livre ne constituant jamais qu’un résidu de l'action). »
(Sébastien Goffinet : [quant à] La poésie à outrance. À propos de la poésie élémentaire de Julien Blaine, août 2015)
« L’ouverture du poème au "tout venant" implique […] une absorption par le poème d’autres systèmes de signes, […] lieu où se tisse un ensemble de relations intersémiotiques, qui laisse place à des interprétations diverses »
(Gaëlle Théval : Poésies ready-made, XX-XXIe siècles ; 2011)
« exprimez votre sympathie aux manifestants car c'est pour vous qu'ils manifestent ; aidez-les à libérer la rue. À la manifester libre. »
(Nathalie Quintane : "Nous sommes tous la pègre de Jean-François Hamel" ; 8 janvier 2018, 14h06)
À Michel Legrand, sans qui …
Publier n'est que l'une des activités intersémiotiques du gig, et, 6 €, le prix de ce livre, pourrait passer pour une incitation à ne pas le voler. Se le procurer néanmoins, d'une façon ou d'une autre, paraît souhaitable tant les 76 + 1 questions qui le composent prennent position esthétiquement, donc politiquement, quant aussi à la littérature hic et nunc.
Empruntant la forme d'une enquête sociologique, où sourdraient incongruités et provocations (« 47 : Avez-vous déjà pris de la drogue pour vous sentir meilleur ? / Si non, qu'attendez-vous ? »), les deux coauteurs anonymisés (Sonia Chiambretto & Yoann Thommerel) revendiquent "poétique, frontalement politique" ce Questionnaire, né "des émeutes dans les banlieues françaises" en 2005, et plus particulièrement des discours et commentaires officiels où s'extravasait une "dérive terminologique, […] béance de la langue", délibérément émaillée de "connotations de grande difficulté et de ségrégation sociale, ou de réclusion" (S.C. & Y.T.), et qui exsudaient encore-déjà des exhortations à l'exclusion, au repli et à la haine de l'autre. Les questions posées, telles
« 53 : Seriez-vous prêt à brûler une voiture pour marquer votre mécontentement ? »
ou
« 34. Avez-vous été témoin de tensions entre les forces de l'ordre et la population ?
[…] Qui a commencé ? »,
se proposent ainsi de refonder poétiquement une philologie politique de l'emblématique terme "ghetto". La forme interrogative spécifique donnée à la biopsie de ce mot, de ses champs sémantiques et autres sédimentations, burine ici la fossilisation intentionnelle d'une langue ressassamment essaimée en éléments de langage par le pouvoir.
Ce Questionnaire élémentaire se lit alors apte à redonner à un ensemble illimité de vocables confisqués et privatisés, son potentiel de langue, c'est-à-dire de réticulations désaliénées, par quoi s'éradiquerait le sémiotariat (il suffit d'évoquer l'emploi imposé de l'adjectif "social", dans les expressions "mouvement social", "plan social", "réseau social", … pour percevoir combien la précarisation sémantique relève d'une stratégie de classe).
Cette réappropriation convoque jusqu'aux pronoms personnels et conjonctions de coordination :
« 62. Est-ce moi ou les autres ? »,
en quoi l'objectif poétique et politique ("créer les conditions d'une mise en mouvement collective", S.C. & Y.T.) s'atteint, où importe non la réponse mais l'effet qu'elle produit. De fait, l'unique occurrence du pronom personnel de la première personne du singulier succède immédiatement à une question portant sur les émeutes de 2005 :
« 61
Avez-vous l'impression que des événements similaires pourraient se reproduire prochainement ?
Le souhaitez-vous ? »
"Moi" et "ou" ouvrent ipso facto à une responsabilisation de la parole via des questions in fine performatives : le "vous", à qui s'adressent toutes les autres questions, s'y dévoile non pas "moi ou les autres", mais "moi et les autres", collectif politique advenant par la poétique, parachevé par la spécularité de l'ultime question significativement placée en 4e de couverture :
« 77
De quelle ( ) vous diriez-vous ?
D'après vous, de quelle ( ) les autres pensent-ils que vous êtes ? »
Outre la référence à Pirandello qui dénonce l'inanité nauséabonde de toute prétendue problématique de l'"identité", les vides qui structuralisent l'énoncé 77 appellent chacun.e à les combler et, ce faisant, à fouailler sa propre pratique de la langue, ses réflexes et impensés radicaux.
En sapant les engrenages sémantiques par lesquels le pouvoir sans relâche indexe, vilipende, stigmatise, Questionnaire élémentaire travaille aux conditions d'une revivification collective du langage. Donner un sens plus polysémique aux mots de la tribu politique constitue un travail d'ampleur ; la liberté de circulation aussi des mots assigne en ce livre une direction à la poésie : au-delà du principe d'écriture, s'extraire de la nasse s'impose. Les auteurs prouvent là à leur tour que, mal gré qu'en aient quelques hardes cacochymes et nombrilistes, non seulement on n'en a pas fini avec la littérature ni son histoire, mais qu'en sus y œuvrent lisibles (parce que souhaitées, désirables et nécessaires) quelqu'indéniablement avant-gardes.
« La graine qui s'agenouille est déjà à demi dans le bec de l'oiseau. Cependant, à la poursuite de la vie qui ne peut être encore imaginée, il y a des volontés qui frémissent, des murmures qui vont s'affronter et des enfants sains et saufs qui découvrent. »
(René Char : Jacquemart et Julia ; 1947)