Rehauts, n° 42 par Tristan Hordé
Chaque revue se distingue par l’organisation de son sommaire ; pour Rehauts, un numéro s’ouvre toujours avec une traduction, cette fois avec un long poème, "Une anatomie de la migraine" d’Amy Clampitt (1920-1994, poète des États-Unis dont aucun de la douzaine de livres, poésie et prose, qu’elle a publiés n’a encore été traduit en français. Le motif de la migraine charpente les 25 quatrains de la seconde partie, rappelant que bien des écrivains et penseurs en ont souffert, de George Eliot à Marx et Freud, de Chopin à Virginia Woolf, mais c’est la question de ce qu’est la conscience qui occupe les 25 premiers quatrains et, d’ailleurs, le mot "conscience" clôt le poème. Un tour rapide des positions, de Gallien à Descartes, pour s’arrêter à Simone Weil ; pour elle, la conscience, c’est « La douleur. / L’attraction de la pesanteur. Le martellement du temps. / Une misère qu’aucun système // ne peut racheter, affliction extrême qui /détruit le je : rien n’est pire, écrit-/ elle ». C’est alors le statut du je (« l’Un qui n’est pas un / du tout mais contradiction ») qui apparaît en filigrane, et c’est bien lui qui organise l’ensemble du poème.
Les voix retenues dans le reste de la revue, très variées, prouvent la diversité de la poésie de langue française : le lecteur aurait fort à faire pour construire des relations entre les textes publiés, et c’est tant mieux. La plupart d’entre eux sont de poètes "reconnus", qu’il s’agisse par exemple de Maurice Benhamou ou Yves Boudier, du peintre Pierre Mabille auteur, également en 2018, de C’est cadeau, et qui joint des dessins à des poèmes tous titrés de noms de couleurs ("Noir et blanc", "Bleu nuit", "Jaune", etc.). Ou de Fabienne Raphoz, qui a publié récemment Parce que l’oiseau, dont le poème plein d’ellipses aborde le motif de la métamorphose, du plaisir du classement des espèces, de l’origine (de la vie, des espèces). Ou de Henri Droguet, avec le plaisir de lire allitérations (« de guingois les guinguettes ») et assonances (« la bise drue / murmure brisure friture à lanterlus »), les deux mêlées (« l’hasard et l’azur »), des créations de mots (« « ça rache ») et l’emploi d’autres dits "familiers" (« foutoir, corbac, badigoinces »), et la vision humoristique d’un monde à côté du nôtre (« une fourmi cancéreuse meurt »), ce qui permet une distance vis-à-vis du lyrisme : l’escargot ne connaît pas l’amour, « qui est / l’autre nom du vertige »…
On s’arrêtera à la lecture d’un poète, Laurent Cennamo dont L’herbe rase, l’herbe haute a paru récemment (Bruno Doucey, 2018) après plusieurs livres chez des éditeurs de Genève. Les 26 strophes en vers libres de "L’inexistante fée" sont construites autour du thème de la mort proche (« La fenêtre est brisée qui nous séparait / du néant »), avec justement la récurrence du mot "mort" et la présence d’autres évoquant la destruction ou la fin de vie (« desséché », « déraciné », « Plus de sang », etc.), du thème aussi du passage, (« mourir, / Naissance », « Mourir, naître — sur la même / corde raide ») et celui de la métamorphose. Impossible de retrouver quoi que ce soit du temps passé, pas plus le temps de l’enfance que de celle qui désormais reste silencieuse dans le « panier du vide (au bras / de l’inexistante fée) ».
On lira aussi Franck Doyen, Mina Süngern et Mathieu Nuss, et la recension de Requiem de guerre, livre de Franck Venaille disparu le 23 août 2018, à qui cette livraison de Rehauts rend hommage. Jacques Lèbre y met en évidence chez le poète son sens de la révolte, sa manière de mêler sans cesse le vécu et la fiction, son humour et, d’un bout à l’autre de l’œuvre, sa tendresse pour ses semblables. Voilà des heures de belles lectures.