Rehauts, n° 44 par Tristan Hordé
Certaines revues organisent chaque livraison autour d’un écrivain ou d’un thème (le voyage, poésie et performance, la nudité, etc.), d’autres, comme Rehauts, même si l’organisation reste chaque fois identique, ne cherchent pas l’unité d’un ensemble, plutôt la variété des contributions. La lecture en est différente, plus lente peut-être parce qu’on ne passe pas immédiatement, ici par exemple, des poèmes de Serge Pey à ceux de Maurice Benhamou, ou, puisque cette différence a un sens, de poèmes versifiés à d’autres en prose. Ce n’est pas dire qu’un ensemble thématique soit toujours facile à appréhender, mais le lecteur rapporte plus aisément tous les textes à l’unité choisie.
Le numéro 44 débute, comme les précédents, par une traduction, cette fois de la poète américaine Amy Clampitt (1920-1994), dont aucun livre n’est encore disponible en français. Le long poème "sed de correr" est construit autour de ce « à quoi on doit échapper », le « déjà là tranquille et implacable ». Donc partir, et toujours sed de correr, abandonner ses certitudes, comme Vallejo déclarant en 1938 vouloir partir en Espagne, juste avant de mourir, ou Kafka « métamorphosant l’échappée en la forme ». Parfois c’est l’impasse, de ne pouvoir se faire entendre, ainsi Virginia Woolf allant vers la rivière, brutalement encore Lorca « abattu devant / une fosse aux abords de Grenade ». La poète cherche une issue pour aller vers le dehors, que les « pages fugitives » soient lues (« Qui entendra ? / se demandait Rilke »), doutant de son existence, se trouvant « à la fois sur le départ et clandestin ».
Pour rompre avec des vers qui, somme toute, ne surpprennent pas le lecteur, même Amy Clampitt lui suggère fortement de s’interroger sur la destination, aujourd’hui, de la poésie, lisons des extraits d’un livre en cours de Benoît Casas. Il invente pour chacun de ses livres une contrainte d’écriture qui repose sur son activité de lecteur. Ici, choix tiré d’un ensemble de 1000 poèmes brefs (les plus longs ne dépassent pas 11 vers très courts) numérotés, « saisis / au vol / au fil de la lecture / de multiples / livres ». Il peut arriver que l’on reconnaisse une source — « 604. Être / ensemble / c’est / regarder / dans la / même / direction » renvoie sans ambiguïté à Saint-Exupéry —, l’essentiel n’est pas là, plutôt dans la multiplication des moments de vie évoqués : lecture, observation, relation à l’amie, réflexion, projet, etc. Et, régulièrement, tentatives de cerner quelques aspects de ce qu’est la poésie, dont on retiendra celle-ci : « 599. La poésie / est / omnivore / bien décidée / à tout / absorber » — le poème suivant concerne le lecteur (Benoît Casas lui-même dans sa pratique) : « 600. Le lecteur actif / décante un corpus / devenir certain / il fournit / les phrases / qui lui sont / nécessaires ». Voilà une poésie qui répond bien peu aux règles du genre, si floues soient-elles...
On partira en voyage avec Claude Dourguin pour voir autrement les choses du monde. Elle est à Mantoue et comme beaucoup de lieux qu’elle apprécie, c’est une ville qui « nourri(...)t les songes », établie « sur quelle île d’un lac inconnu au milieu de plaines dont on ne se souvient plus ». Ce que l’on perçoit d’abord, c’est une lumière, avec « son tremblement de brume légère », et c’est la ville de Mantegna : on ira, une fois encore, devant sa maison, on entrera dans la cour, saisi par l’équilibre des formes voulu par le peintre comme on le sera devant ses fresques, « pur, silencieux bonheur ». C’est l’automne et sur une place s’échangent les nouvelles avec une « manière de convivialité naturelle » : Claude Dourguin apprécie toujours ces lieux qui donnent le sentiment qu’il existe un espace véritablement « commun », ce qui n’empêche en rien une qualité de silence qui « décroche la ville] de toute temporalité ». Mantegna, mais aussi le monument dédié à Virgile : le voir et revoir pour « dire une reconnaissance poétique que les années jamais n’ont effacée ». À côté de ces pages qui communiquent l’amour de l’Italie aussi vivement que le faisait Stendhal, on peut lire Philippe Boutibonnes, qui peint plus souvent qu’il écrit — le lire est chaque fois une heureuse surprise.
Sous le titre "Rémanences", avec en épigraphe Beckett, Lévinas et un bref extrait de l’Épitre aux Corinthiens (« Tous les jours je suis à la mort »), une série de séquences explore ce qu’est la mort pour l’homme et les autres animaux — rat-taupe, tique, hyène —, la proximité entre eux ; mais la violence de l’animal pour détruire une proie n’est en rien manifestation de cruauté comme l’a été, selon la tradition, le supplice de la chrétienne Agathe. Philippe Boutibonnes ajoute des notes concernant les animaux, introduit des citations (Leibniz, Bruno Latini) et un concept relatif à l’environnement sensoriel (Umwelt). Cependant le propos est à l’écart d’une visée scientifique ; d’une part, quittant le plan du réel, le narrateur devient très proche de la hyène, qui le lèche, et il regrette son départ (« Je serai bientôt aussi seul qu’elle. Elle m’aura quitté. Je pleurerai son absence. »), d’autre part, l’écriture des séquences est nourrie d’images, de paronomases (moches mouches, d’instincts et d’instants, des abris aux abus). Le texte déborde ainsi à plusieurs reprises vers l’imaginaire tout en avançant des réflexions sur la finitude.
La lecture de rehauts reprendra, avec Dominique Quélen, avec Séverine Daucourt, avec Thierry Romagné et, déjà cités, Serge Pey et Maurice Benhamou : prenons le temps avant la prochaine livraison, au printemps 2020. On pourra lire aussi d’ici là l’anthologie qu’a faite Durs Grünbein de ses poèmes (Gallimard, 2018) tant la recension qu’en propose Jacques Lèbre est enthousiaste.