Restes du jour de Lucio Mariani par Tristan Hordé
De Lucio Mariani (né en 1936), seule une anthologie, Connaissance du temps, avait été publiée en français[1], aussi la traduction de Reste du jour est-elle la bienvenue pour connaître un poète traducteur de Corbière, Bonnefoy et Koltès, Vallejo et Rosanna Warren. Le livre s'ouvre sur un récit écrit post mortem, avec les images de destruction de l'attentat du 11 septembre 2011 ; le titre du poème, "Échec et mat", renvoie à une partie d'échecs gagnée grâce au mouvement de sa tour contre son père par le narrateur qui meurt dans les décombres : « mon nom disparu, effacé ». La destruction et la mort, l'oubli sont ensuite des motifs dominants ; partout les hommes « s'écroulent, indistincts, abandonnés » et si la poésie de Lucio Mariani est bien ancrée dans l'Antiquité, comme le décrit Dominique Grandmont dans la préface, elle ne l'est pas seulement pour se souvenir de Philoctète ou de Démocrite, d'Héraclite ou d'Empédocle, elle est aussi là pour évoquer la continuité de la rage sanguinaire des hommes. Achille égorgea des Troyens et, en 2008, des bombes humaines tuent à Bagdad, mais « Nul Homère ne chantera / les inconnus disloqués sur les gravats ». En outre, les « homoncules » détruisent les lieux mêmes où ils vivent, sans rien voir de la beauté de ce qui les entoure, et l'on entend « le râle d'un monde conscient de son extinction ». L'histoire des hommes ne serait que la répétition du même, suite de conflits, d'exactions, de guerres, de destruction de l'environnement, sans aucun changement depuis les temps préhistoriques ?
Lire ainsi Restes du jour supposerait de retenir seulement les pages relatives à la défaite, à la perte et laisser dans l'ombre toutes celles qui invitent à « accéder [...] à la présence des choses », pour reprendre Dominique Grandmont. Cette présence est lisible dans le mouvement du pêcheur qui jette son filet ou dans l'activité du gardien de phare qui passe sa vie « à sonder les confins du silence ». Si l'on pense à nos très lointains ancêtres, on sait qu'ils utilisèrent leur ingéniosité pour fabriquer de leurs mains des armes et tuer leurs semblables ; pourtant, parallèlement, ils peignirent les parois des grottes, « premières mesures / par quoi s'ouvrit le concert natal / de l'art et de l'esprit, uniques gratuités que concède à l'homme / sa nature conquise de bête désormais imparfaite ». C'est bien que la violence destructrice n'est pas liée à telle ou telle population — par exemple à celle des immigrés qui abandonnent leur pays pour survivre —, mais que sa racine est « à l'intérieur de chaque homme » et qu'elle peut être maîtrisée. Ainsi la lecture de poèmes dans une prison, écrit Lucio Mariani, a pour résultat d'apporter aux prisonniers la possibilité d'un autre regard sur les choses, d'« ouvri[r] les volets du printemps », parce qu'elle donne accès, simplement, à ce "concert natal".
Ce n'est pas dire que l'art sauve du désespoir ; il s'oppose à la barbarie, sans pour autant la faire disparaître et sans prétendre conduire la société à l'apaisement. D'ailleurs, pour Lucio Mariani, la poésie ne peut être que des « travaux en cours », ressassant une question autour de ce qu'est « l'angoisse du néant ». Il faut « résister dans le songe » pour éloigner la mort et, le moment de partir venu, « s'en aller muet, pudique », comme le chien. Vivre, c'est ne pas négliger la découverte heureuse des choses du monde et de les chanter — le verbe revient plusieurs fois dans Restes du jour ; Lucio Mariani le fait dans une langue dépouillée, riche en images évocatrices, comme « la vipère des années » ou « la fournaise des remous » de l'océan. Ce réel se révèle à qui le cherche, sachant que « Nature aime à se cacher » (Héraclite, cité par le poète), apparaissant dans approche d'un rivage, le mouvement des eaux ou le calme « d'un paysage immobile et silencieux » — c'est le dernier vers du livre, qui répond à "Échec et mat".
Il faut louer la qualité de l'édition, avec le choix d'un beau papier (Munken) et d'un Didot élégant, propres à cette collection "D'un voix l'autre". La traduction du poète Jean-Baptiste Para restitue au mieux, pour conclure avec Dominique Grandmont, ces « mots de tous les jours [qui donnent] une idée concrète de l'imperceptible ».
[1] Lucio Mariani, Connaissance du temps, traduit par Michel Orcel, L'Arpenteur / Gallimard, 2005.