Revue 591 N°8 par Tristan Hordé
Une vingtaine de collaborations très variées — enquête, poèmes, essais, souvenirs, traductions —, beaucoup de photographies (certaines en pleine page), des dessins..., impossible de rendre compte de l’ensemble dans les limites d’une note. Commençons par le commencement.
Les questionnaires sur les tableaux, les livres, les moments de la journée, — et « pourquoi écrivez-vous ? » —, etc., fleurissent depuis la fin du XIXème siècle, depuis sans doute le "questionnaire de Proust". L’enquête conduite ici à propos de trois films qui seraient visionnés « une fois encore et qui sait pour toute » est dans le fil de celles qu’on a pu lire. Les 37 réponses sont toutes de personnes engagées à des titres divers dans les circuits culturels, (écrivain(e), psychanalyste, peintre, actrice, photographe, etc.), parfois universitaires ; les uns proposent trois titres sans commentaires, d’autres développent plus ou moins largement les raisons de leur choix, plus rarement certains ne se plient pas à la règle et alignent 4 titres, et même 9. Quel lecteur souhaite savoir qu’un(e) tel(le) — qui lui est souvent inconnu(e) — aimerait revoir trois titres plutôt que trois autres ? l’ensemble des films formerait une curieuse cinémathèque dont seraient exclus, par exemple et parmi d’autres, Chaplin et Keaton. On peut préférer l’article ("Libido vivendi") d’Yves Boudier qui, en s’appuyant sur l’analyse de Lacan de l’objet a, est un commentaire argumenté de son choix de trois films, mais l’auteur insiste plus généralement sur la fonction même des images, lesquelles, outre leur « pouvoir hypnotique », peuvent « anagrammatiser le désir ».
Christian Désagulier, rédacteur en chef de la rédaction, a donné plusieurs textes en plus de la présentation du dossier cinéma. Dans une prose mêlée de poèmes autour de Rimbaud, le narrateur introduit le poète russe Goumilev (qui voyagea en Éthiopie), faisant allusion à son épouse Anna [Akhmatova] et à un de ses amis poète, Vélimir [Khlebnikov] ; ailleurs apparaît fugitivement la figure de Cendrars (« un poète, à qui manquait un bras »), plus nettement celle de René Char. Dans un poème, "Rimbiographie", le nom est cité grâce à un des nombreux jeux phoniques, « (...) rien beau / plus court mort que bot ». On ne s’étonnera pas de lire également dans la revue un poème d’Alexandre Blok traduit du russe par Désagulier — lui succède "Galaxies", long poème du Brésilien Haroldo de Campos qui l’a traduit avec Jean-François Bory.
Un autre texte de Désagulier est construit autour de son enthousiasme pour un album filmé, Une soupe au caillou, d’Anaïs Vaugelade (qui a illustré le texte précédent). On s’arrêtera à sa longue présentation, fort bien illustrée, de Mark Twain dont une partie de l’œuvre vient d’être publiée dans la Pléiade. Typographe, journaliste, imprimeur, pilote sur le Mississipi, le pas encore écrivain sort de la guerre de Sécession complètement anti-esclavagiste. Désagulier le suit dans ses voyages en Europe et dans ses livres, cite des extraits qui donnent l’envie de lire et achève le portrait littéraire avec les images de Mark Twain filmé par Edison ; on le voit donc « Veuf, inconsolé (et judéophile errant), les cheveux et la moustache blanchis, (...) vêtu en costume trois pièces de lin blanc de deuil ». On suivra encore Désagulier avec la reprise de la recension d’un livre du grand historien de l’art Carl Einstein (1885-1940), l’un des premiers à avoir compris ce qu’était "l’art nègre".
Je suis passé à la lecture des deux portraits écrits par Natacha Michel. Catherine Varlin (1925-2004), avant d’être productrice, notamment de films de Chris Marker, fut très jeune une résistante active, ce dont elle parlait peu, « elle appartenait à cette classe d’agissants pour qui parler et faire ne sont pas un bureau à deux places ». Les souvenirs de l’auteure éclairent la vie de cette femme exceptionnelle ; elle en fait une description précise et toute de cette tendresse que l’on a pour quelqu’un qui fait ce qu’il a à faire, quelle qu’en soit la difficulté, sans pour autant en tirer profit. Le second portrait, de Kiki, est différent mais tout aussi vif et juste dans l’écriture : comment décrire la respiration d’une petite fille asthmatique ? elle se réveillait « au milieu de la nuit en sifflant comme un appeau de garçon qui va à la chasse aux souris ».
On peut lire d’autres souvenirs, fort différents. Que se passe-t-il quand le hasard vous fait rencontrer un écrivain (ou un peintre, un musicien, etc.) célèbre ? Marc Delouze, remarqué dans sa jeunesse, semble-t-il, par Aragon, qui le publie dans Les Lettres françaises, fait tout à son avantage le récit de sa fréquentation du "maître" vieillissant ; ses souvenirs sont un de ces exemples de satisfaction qu’on ne peut lire qu’au second degré, en regrettant d’ailleurs qu’un narcissisme exacerbé conduise à faire part de relations intimes avec un autre écrivain — d’une autre stature — encore vivant. On ne sait si l’article, titré "Aragon égaré (une scriptothérapie)", a rempli ou non sa fonction curative, on en doute un peu.
Pour se remettre de cette lecture, le lecteur a le choix. Il poursuivra, avec Sarah Carton de Grammont, la lecture du second épisode de "Sokol", étude ethnologique d’un quartier moscovite au cours des années 1990-2000 ; il pourra connaître, avec la suite de "Hebel-Kolportage" de Frédéric Metz, trois courts textes de Johan Peter Hebel (1760-1826). Plus proche de nous dans le temps, un texte de Carole Darricarrère, "Variations autour de Monsieur M", des poèmes de Géraldine Geay, un de Jean-Pierre Bobillot construit sur la répétition d’une forme, « les Voyelles c’est RIMBAUD / les consonnes c’est HAUSMANN ; etc.). D’autres textes à lire encore, et la livraison s’achève avec "Aboli" de Jean-François Bory, séquences où le narrateur est englué dans un monde de mots.
La lecture de textes dans leur langue originale est toujours un plaisir : mais faut-il penser que tout lecteur de 591 pratique l’anglais ? Un ensemble de documents à propos de l’esclavage aux États-Unis, un article à propos de l’Éthiopie accompagné de photographies ne sont pas traduits... Par ailleurs, il serait souhaitable qu’une lecture attentive précède l’impression : ce n’est pas par purisme que l’on peut souhaiter lire une revue sans des dizaines de coquilles.