Revue K.O.S.H.K.O.N.O.N.G., n° 11 par Tristan Hordé
La revue de Jean Daive propose dans sa dernière livraison un récit, La Mezzanine, écrit en 1982 par Anne-Marie Albiach. Sans date, puis sous la forme d’un journal (26 novembre 1982, 27…, dimanche 28), le texte met en scène un homme absent (« Lui ») et, apparemment, deux personnages féminins, une narratrice (« je ») et Catarina Quia, le nom rapidement abrégé en C. Quia ou Cat Quia, dont on comprend qu’ils n’en font qu’un. L’une et l’autre écrivent (« Il faut écrire pour ne pas mourir »), l’une et l’autre perdent la mémoire, proches — pensent-elles — de la mort et soucieuses de ce qui restera d’elles : « Quelques lignes en français, en anglais, en espagnol, et c’était pour elle [C. Quia] d’une importance extrême. » Les noms n’étant jamais choisis au hasard, on notera que Quia était autrefois une abréviation de Quia magister dixit, « parce que le maître l’a dit » et, par ailleurs, que la narratrice se trouve dans un contexte particulier, celui d’un enfermement : « Ils me croient folle — ils ont l’habitude de ma folie. » À la date du 28, le journal débute par « Attends la visite de Melman » : on peut penser, dans la mesure où imaginaire et réalité se mêlent, qu’il s’agit du psychanalyste Charles Melman, co-fondateur de l’Association Freudienne Internationale en 1982. Lectrice, la narratrice relit État, recueil d’Anne-Marie Albiach et lit « le livre de Keith » — sans doute Keith Waldrop, en 1989 traducteur d’État—, ensuite Mallarmé dont elle lie l’écriture à ce qu’elle éprouve et vit : « Quelle fulgurante dissociation du je dans le temps — et du moi et du temps — […] » Les visites qu’elle reçoit renforcent le sentiment de dédoublement, le lecteur passe alors de « je » à « elle » (C. Quia) d’une phrase à l’autre ; parmi les derniers mots du récit, dans un poème, revient cette confusion : celui qui est attendu est à la fois absent et présent, « le regard se dédouble ». On peut établir une relation entre le récit et la publication à sa suite d’une page titre, de 1922, de la revue de psychanalyse Imago, dirigée alors par Otto Rank et par Hanns Sachs.
La dernière partie de Koshkonong est consacrée à un poème de Rachel Blau Du Plessis. Son traducteur, Auxeméry, avait en 2013 traduit, présenté — et commenté quand cela était nécessaire — un vaste choix, sous le titre Brouillons*. La Vie au jour le jour est composé de brèves séquences, bribes de conversations ou de textes rapportées, parfois sibyllines comme peuvent l’être des fragments sortis de leur contexte : « Helen Frankenthaller a dit : « Vous parlez à ça, et ça vous parle ». Elle avait raison ». Plus nombreuses sont les notations de faits relatifs à la vie du « je », par exemple l’achat du Parti pris des choses de Ponge ; les allusions au livre et la reprise du mot "chose" donnent d’ailleurs une unité à une large partie du poème. On lira aussi l’évocation de faits importants de la grande Histoire, comme le génocide perpétré par les Khmers rouges au Cambodge. Des motifs variés, donc, qui entrelacent les mots du "je" et un vaste discours collectif. On peut lire le poème sans recourir aux notes d’Auxeméry, mais la poésie quelle qu’elle soit est toujours dans un contexte : les éclaircissements précis du traducteur enrichissent une seconde lecture.
* Rachel Blau Du Plessis, choix de poèmes, traduction de l'anglais (États-Unis) et présentation par Auxeméry, avec la collaboration de Chris Tysh, édition Corti, 2013. Ici même, 22 novembre 2013.