Revue La Tête et les cornes, n° 4 par Tristan Hordé
Les revues, il faut le répéter, sont un des lieux importants où la littérature se crée. La Toile offre évidemment des possibilités que les lecteurs d’aujourd’hui connaissent mais, bien que moins visibles qu’autrefois dans les librairies, la revue sur papier résiste. Certaines, bien établies, ont leur public (Europe, Rehauts, PO&SIE par exemple), d’autres le cherchent : c’est le cas de La tête et les cornes, animée principalement par deux jeunes poètes, Marie de Quatrebarbes et Maël Guesdon. Après un n° 3 consacré au cinéaste Alain Cavalier, le n° 4 revient à la poésie avec beaucoup de traductions.
Quatre poèmes de Keith Waldrop (traduction Bernard Rival) tournent autour de la maison, un cinquième plutôt du corps, malgré son titre ("L’esprit de la maison" / "The Locality Principle"). Ce sont des maisons de mots, toutes lieu du désordre (« à aucun prix je ne mettrai / chez moi de l’ordre », « Voici mon foutoir (…) »), donc images de la vie. Ils sont représentatifs de l’ensemble de ce numéro, c’est peut-être en effet la difficulté, ou parfois l’impossibilité, de construire un ordre qui domine dans les différents textes.
Les poèmes, qu’on reconnaîtra différents les uns des autres, ont un point commun, chacun met en évidence que la langue ne peut restituer que des bribes de ce qui est vécu, sans jamais qu’une continuité s’établisse. Cette incapacité à écrire autre chose que des fragments est bien lisible dans le poème d’ouverture de la revue ; Peter Waterhouse, que traduit de l’allemand Lucie Taïeb, accumule des mots dans le vers sans construction d’une phrase,
Langue. Dit. Arbre. Est. Haute lune. Vole. Bouche. Vient. Commissure.
Ou énumère des propositions contradictoires dans un groupe de vers :
Estompe. Rien ne s’estompe.
Voler. Aucun ne vole.
Vocabulaire. Aucun vocabulaire.
Cœur. Fin du cœur.
Bleu. Bleu tout juste perdu.
Ces vers, repris ensuite dans le poème, laissent entendre que l’on peut écrire A et, immédiatement après, non-A.
Le rapport à la langue est analogue dans le poème de Hugo Pernet, comme dans ceux traduits de l’anglais de Lindsay Turner (trad.. Stéphane Bouquet), de Dawn Lundy Martin (trad.. M. de Quatrebarbes et M. Guesdon), de Mei-Mei Berssenbrugge (trad.. Virginie Poitrasson), et du norvégien (trad. Emmanuel Reymond) de Nils Christian Moe-Rempstad, Silje Vethal et Jørn H. Sværen.
Totalement différents semblent être les 36 poèmes de trois vers de Jacques Roubaud qui, d’une certaine manière, présentent un excès d’ordre. Le haïku compte 3 vers de 7 /5 / 7 syllabes, on lit ici des vers de 5 / 3 / 5 syllabes. Chaque poème apparaît comme un tout fermé et peut se lire sans le titre noté en caractères gras ; ainsi « composition » :
face au souvenir
je pivote
et fait face au sombre
Cependant, d’autres poèmes incluent le titre comme élément, comme « Claude Royet-Journoud (08 / 09 : 2017) » :
possède la page
plus profond
que nul jamais sut
On pense encore au poème titré « "L’instant fatal" », allusion claire à un recueil de Raymond Queneau, à celui titré « Gilbert et George » ou à deux autres liés par le sens, le premier tourné vers le passé, le second étant au présent : « je pouvais // rouler dans la pluie / savonner / mes yeux de ces neiges », « et je perds // à la fin extrême / de ma vie / tout mon temps ou presque ». Etc.
Jacques Roubaud s’impose une règle qu’il ne suit donc que partiellement : on pourrait dire que le désordre est ici maîtrisé. Comme l’est une image d’un désordre classé montré par la couverture intérieure de la revue : elle est composée d’une photographie (de Yohana My Nguyen) d’une partie de la bibliothèque de Claude Royet-Journoud.
On ne peut que souhaiter longue vie à une revue inventive, qui donne à lire un grand nombre de traductions, rappelant ainsi que la poésie, elle, n’a pas de frontières.