seul double d'Anaïs Bon et François Heusbourg par Tristan Hordé
À la correspondance traditionnelle, qui n’a pas entièrement disparu, se sont substitués les échanges par le biais d’internet et, encore de manière marginale, une nouvelle forme d’écriture se met en place. Benoît Casas et Luc Bénazet ont publié en 2012 des « conversations écrites » sur une durée d’un peu plus d’un an (Envoi, éditions Héros-Limite), aujourd’hui Anaïs Bon et François Heusbourg proposent des envois, poèmes et proses, qui courent du 16 mars 2012 au 18 février 2013 — ce qui est indiqué avant les textes. Le lecteur ne trouvera aucune autre date, pas plus que la mention d’un destinataire, mais il repèrera quelquefois, par le genre grammatical, la part de l’un et l’autre, ainsi : « Aussi suis-je l’amie (...) », « (...) jusqu’à ce que je sois seul ».
On repère des traces d’un va-et-vient des courriels avec l’évocation de « ces autres mains sur un clavier / guidées par l’écho d’une autre pensée ». Comment ce va-et-vient se construit-il ? Souvent un élément d’un courriel suscite une prolongation d’un propos : « l’air inspiré relie au monde » se retrouve dans « respirer pour pouvoir » ; après un bref récit d’un départ en vacances d’une famille, dans lequel est noté qu’ « un petit nez s’écrase sur la vitre », cette image de l’enfant est reprise par « le nez contre la vitre ». C’est dire que la succession des courriels forme un ensemble homogène ; tout se passe comme s’ils avaient été écrits par un seul, comme le laisse aussi supposer l’accord sur la thématique.
Plusieurs poèmes interrogent ce qu’est la solitude, même si la correspondance peut avoir pour but de l’écarter. Elle est présente dans une sorte de rêve éveillé, au cours d’une marche, où l’Autre, l’absent, est inventé, et le lien entre rêve et solitude est répété plus loin — « le temps de rêver est le temps d’être seul », temps au cours duquel une partie des choses du monde est recréée. On pourrait dire qu’il n’est pour les auteurs d’autre réalité que la solitude (« J’habite tout l’espace de ma solitude », écrit l’un) au point qu’elle impose aussi le souvenir du refrain (« nobody loves me / it’s true ») d’une chanson du groupe hip hop Portishead. Ce motif de la solitude est lié à une perception particulière de la réalité ; le monde apparaît en effet comme un chaos dans lequel rien ne se peut distinguer, et le flou des choses est insaisissable par les mots. Les autres corps, presque absents des échanges, sont vus comme à travers une buée, dans une sorte d’immobilité comme s’ils attendaient quelque chose.
Le lecteur a le sentiment de se trouver devant un monde sans saillie : devant telle photographie, Anaïs Bon (ou François Heusbourg) pense que n’importe qui aurait pris le même cliché. Dans cette réalité sans aspérités, que rêver d’autre qu’une vie semblable à toute autre : « je veux juste de belles chaussures (...) des jours qui passent sans se faire remarquer ». Il est un monde chaleureux, c’est seulement celui « vu de l’intérieur des paupières ». Étrangeté de ces choses sans relief, pâles et s’y ajoute celle du corps lui-même dans sa difficulté à se reconnaître comme tel, souvent dans le silence, l’obscurité, dans les souvenirs, mais les souvenirs ne peuvent être évoqués sans gêne : « Nos souvenirs n’ont d’intérêt pour personne ».
Vivre se résumerait à écrire, ou lire, « les pages de sa propre fable », comme le suggère le premier poème ? à chercher, en vain, l’absent(e) ? à refuser un monde où l’on ne sait que compter les choses ? Pas exactement. Le rêve comme refuge, sans doute, mais le refus d’un état du monde n’exclut pas de vouloir « toujours apprendre à vivre » ; il s’agit de rompre le silence, si difficile cela soit-il, et par la variété des rencontres essayer de reconnaître l’autre, essayer de comprendre comment on vit le temps. De là les réflexions sur le souvenir, sur la mort. De là également les nombreuses remarques sur l’usage de la langue, y compris sur ce qu’est la traduction et le déplacement qui s’opère alors. Ce déplacement existe dans l’échange tel que le pratiquent Anaïs Bon et François Heusbourg :
écrire
seul double
un langage sur l’autre
altéré, falsifié, déformé
"seul double", soi et étranger, sachant que dans l’approche de l’autre il faut accepter le malentendu, et passer outre. Qu’apprendre à vivre implique certainement de savoir qu’il restera peu — rien — de ce que l’on aura fait, dit, écrit, « La vie se glisse comme la poussière / dans les interstices de nos heures empilées / et quelle cendre / si l’on souffle dessus ». Mais encore de savoir qu’il faut sans cesse reprendre la conversation — le latin conversatio, c’est à la fois l’action de tourner et de retourner, et la fréquentation — au-delà du silence, de l’oubli, ce que rappelle le dernier poème :
chacun se débrouille avec son silence
après deux nuits, tout fut oublié
le dialogue se poursuivit sans eux