Sur le métier d'écrire de Jean-Pascal Dubost par Tristan Hordé
Les éditions isabelle sauvage ont ouvert en juin une nouvelle collection, consacrée à des réflexions sur la poésie ; trois titres ont paru en même temps : Les mots ne meurent pas sur la langue de Gilles Plazy, Notes sur le vif du poème de Jacques Roman, et Sur le métier. Si je retiens le dernier, c'est parce qu'il propose, comme l'indique le titre, des réponses détaillées à des questions sur la pratique de l'écriture ; l'ensemble avait paru sur le site Poezibao et a été complètement récrit et augmenté.
Le livre est divisé en chapitres qui correspondent aux thèmes abordés — par exemple le baroque, le "lirisme", la citation —, mais reste très homogène : d'une certaine manière, tout s'organise autour du couple lire / écrire. De là le rôle central des citations, toujours nombreuses dans les livres de Dubost. Ce choix de citer, sans toujours d'ailleurs, volontairement, le signaler, répond à l'idée aujourd'hui commune que personne n'écrit (ou alors qu'est-ce qui est écrit ?) sans la littérature du passé. La littérature est vue comme une « longue chaîne citationnelle et re-citationnelle ad infinitum, aux transformations personnalisées au gré des époques traversées » *; et renvoi est fait à la pratique de Montaigne. L'écrit, prose poème, se construit en partie grâce à un « travail de remémoration », et Dubost précise qu'avant d'écrire il feuillette quelques livres, qui restent ouverts sur sa table, qu'il cherche parfois des mots, un vers qui seront un point de départ comme dans et leçons et coutures (isabelle sauvage, 2012), recueil où est par ailleurs inventé un auteur du XVIe siècle avec des extraits de son œuvre.
Même si tout écrit peut être vu comme hommage aux écrivains du passé, ce n'est pas dire que tout vient de la littérature. Dubost le précise, il tient des carnets dans lesquels il note chaque jour, à côté de citations de ses lectures, des mots entendus, ses observations, et tout le minuscule qui fait la vie de chacun. Ces matériaux hétéroclites entrent, plus ou moins modifiés, dans l'écrit (« tout peut entrer dans le processus d'écriture »), au même titre par exemple que l'enfance reconstruite, selon la technique du compost : non pas entasser les éléments avec l'espoir qu'ils s'accorderont, mais intervenir et les brasser, les travailler longtemps, récrire et encore récrire pour aboutir à un texte.
Une vie dans la littérature ? Dubost s'affirme né des livres, se découvrant avec la lecture de Kérouac, s'accomplissant dans une boulimie insatiable avec une prédilection pour le Moyen Âge, le XVIe siècle et le baroque, notamment pour Sponde, Du Bartas, Chassignet, Théophile de Viau. Il reprend d'ailleurs dans sa poésie des mots de ces époques, indiquant dans Sur le métier : « J'ai besoin quotidiennement de ma ration de mots nouveaux, anciens, disparus, désuets, incongrus, néologiques, étrangers, argotiques, régionaux, etc. ». On comprend le plaisir de la recherche, mais, selon moi, dans cet essai, néologismes et archaïsmes gênent plutôt la lecture (en requoy, involonté, assavoir, enfuite, etc.), et Dubost en est sans doute conscient qui donne en note une explication pour deux mots, formontrer et hoirie.
L'extrême attention portée à la variété des discours, écrits et oraux, vise à connaître l'histoire de la langue, de ses inventeurs et ré-inventeurs, connaissance nécessaire pour « appréhender le monde ». D'un côté, Dubost répète sous différentes formes que « la vraie vie est dans les livres, et [il] célèbre avec enthousiasme la vie pleinement vécue d'écrire...». Mais ce n'est pas pour autant que la réalité quotidienne est abandonnée ; assimiler toutes les manières de dire, c'est un réel « acte de résistance », dans la mesure où son résultat est une manière d'échapper aux discours convenus, aux vocabulaires dominants, imposés, et donc à « l'emprise du pouvoir ». Tout comme la prétention de viser à l'"universel" dans les écrits (voir les manuels scolaires) est violemment rejetée : « c'est balancer un ego gouverneur et surdimensionné à la face du lecteur », et Dubost revendique fortement sa singularité.
Cette singularité, on la reconnaîtra ici dans son refus du lyrisme au bénéfice du "lirisme", mot formé à partir de l'étymologie de délirer — latin delirare, proprement "s'écarter du sillon", de lirare, "labourer en billons" —, pour préciser comment il passe de l'informe des matériaux à la forme du poème : « écrire des poèmes en bloc (de prose) revient à tracer des sillons (l'entre les lignes) et former des billons (les lignes) réguliers montrant l'acharnement joyeusement laborieux à creuser dans la matière informe. »
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* et leçons et coutures, isabelle sauvage, 2012, p. 8.