terre sienne d'Yves di Manno par Tristan Hordé
Les livres d'artistes se sont multipliés depuis une trentaine d'années, lithographie, dessin, aquarelle, etc., accompagnant un ou des poèmes, ou plus rarement poème(s) écrit(s) à partir de l'œuvre picturale. Les deux peuvent être simplement juxtaposés, mais leur relation est souvent fort complexe à partir du moment où l'un se construit à partir de l'autre. Les échanges se poursuivent aujourd'hui, mais le cas de terre sienne est particulier : Yves Di Manno, indiquant la genèse de son livre, écrit que « composé pour illustrer à l'origine les deux volumes d'un livre peint par Mathias Pérez, Terre sienne a été écrit en regardant intensément ces peintures — et en laissant la plume dériver / méditer à leur sujet. » Or cette dérive est publiée sans "illustrer" le livre peint à lire, donc, pour elle-même.
Quelle que soit sa dimension, une peinture (un dessin, etc.) a des bords, est dans un cadre ; par analogie, une équivalence est possible en poésie : dans les deux parties du livre, "terre" et "sienne", Yves Di Manno choisit sa contrainte — son cadre — la strophe de 7 vers, chacune divisée le plus souvent en 4, parfois en 5, et rarement en vers isolés ; les vers les plus courants comptent 3, 4 ou 6 syllabes. Avec ce dispositif simple, les combinaisons sont extrêmement nombreuses ; sauf erreur, il n'y a pas deux poèmes de même structure dans le livre. Cette variété apparaît analogue aux multiples parcours possibles dans un tableau.
La peinture est une : les deux mots du titre renvoient au même, que l'on entende sienne comme un possessif associé à terre, ou comme désignant une couleur, celle d'une terre ; elle est en même temps double : terre sienne contient les titres ("terre" et "sienne") des deux parties du livre. Ce statut est repérable au fil de la lecture. Au passage de "noir" à "vert" dans les poèmes, donc à l'allusion au tableau, correspond l'opposition (noir contre vert) et la séparation avec deux panneaux, diptyque, puis avec la vitre noire / le cadre vert ; quant à l'unité de l'œuvre faite, elle est affirmée : une page / parfaitement verte ou retour au vert (à l'unité). On isole aisément les mots évoquant le tableau qui se fait, ou son support : chevalet, deux carrés, feuille (du livre peint), pinceau, brosse, (page comme) drap / doublement / déplié, etc. On reconnaît par ailleurs le diptyque par l'alternance des couleurs, l'une pénétrant l'autre (la page verte / ouverte au noir) ou s'y substituant (la nuit verte ou le noir règne. Si d'autres couleurs sont nommées (blanc, bleu), ce sont le vert et le noir qui dominent, directement par leur nom ou dans les images qui naissent : par exemple le vert pour les herbes, le pré, la forêt, le hallier, etc..
Des représentations se forment et se mêlent par l'"intensité" du regard et le poème peuple la peinture de figures. Le corps, notamment, est présent, non pas triomphant mais démuni, défait, perçu à travers ses blessures — pouce en bas / ensanglanté, la main [...] tranchée, [la] chair entamée, [le corps] mutilé, etc,et cette violence envahit d'autres domaines : par exemple, le vent devient ouragan, la forêt renferme hallier et fourrés, lieux touffus, d'accès difficile, dangereux, et la forêt fossilisée connote la disparition. Des constructions plus paisibles sont suggérées, celles des herbes folles, des herbes / inclinées, du pré, du sentier, de l'orée.
terre sienne établit une relation forte avec la peinture de Pérez : Di Manno construit des fragments d'univers qui, pour lui, débordent tout commentaire. Mais terre sienne se développe aussi, parallèlement comme "poème". Le poème d'ouverture renvoie sans équivoque aux règles traditionnelles, avec l'emploi de rimes : vers / hiver / vers, et inverse / averse, en même temps qu'il s'en éloigne (plis à la rime est isolé) et qu'il indique des jeux possibles comme le passage d'une voyelle à l'autre (inverse / averse). Les rimes, rares dans la suite du livre, seront dans ces jeux, phoniques (des corps / décor), phonique et graphiques (terrier /hier / damier). Le lecteur découvre quantité de ces manipulations par lesquelles le texte, littéralement, avance : avec à la rime un triangle) / une tringle, la figure géométrique se métamorphose en une ligne par soustraction d'une lettre, alors que dans le poème suivant on passe par addition du mouvement à l'immobilité avec rien n'y court / n'y a cours. Les transformations concernent les voyelles (opposés / apposés) ou les consonnes (matière / manière), et parfois la chute d'une syllabe (dianes diaphanes) ou la permutation de lettres : noir contre vert ouvre un poème, voir-contre-nerf le termine. Tous ces jeux, et bien d'autres, sont explicités puisqu'un poème s'ouvre par une vue et le suivant par une mue ?
L'intérêt de terre sienne vient, me semble-t-il, du projet de Di Manno. Écrire à côté des peintures de Mathias Pérez ne pouvait être les décrire, mais bien les inventer. De là des évocations multiples qui se superposent, sans qu'elles soient des représentations : elles le sont d'autant moins que l'attention du lecteur se porte constamment sur le travail de la langue, qui aboutit à ce que l'on se déplace d'un inconnu, les peintures absentes, à un autre inconnu à chiffrer sans cesse, les poèmes.