Un homme pend de Jérôme Bertin par Bertrand Verdier
Poésie, c'est crever
"Père, patrie, patron, telle est la trilogie qui sert de base à la vieille
société patriarcale et, aujourd’hui, à la chiennerie fasciste"
(Antonin Artaud, Messages révolutionnaires)
Jérôme Bertin jouissant de cautions à mes yeux insoupçonnables (telles qu'avoir été édité par Al Dante ou avoir fait l'objet d'une critique élogieuse, sur Sitaudis, de la part de Sylvain Courtoux), force me fut de mettre en cause ma lecture initiale de ce livre, et tenter de surmonter le désintérêt profond consécutif à une impression de vacuité totale. Dès la page 7, les phrases « C'est très difficile à faire une chanson. Il faut faire simple sans faire cliché » signalaient néanmoins que l'auteur d' « Un homme pend », livre qui "fait" à la fois "simple" et "cliché", prenait en compte ces problématiques. Il guidait ainsi vers un questionnement de ce dont est farci son livre : accumulation de stéréotypes, généralités érigées en truismes, références convenues certifiant l'authenticité de l'anticonformisme, persévérance néon à écrire mal et sale, et, surtout, éculades hypertrophiques quant à la fonction salvatrice et rédemptoriste de la littérature. Ce livre ne pouvait être involontairement si mauvais.
Repensant, d'une part à un aphorisme de Roger Munier : « Quand on transgresse, on n'atteint pas», d'autre part à mon analyse (qui est en train de se vérifier), des outrances et du calendrier de la loi "Travaille !" comme délibérés et ayant pour seule ligne de mire réelle l'élection présidentielle française, ma relecture m'amène alors à considérer qu'une stratégie préside à l'ensemble : cette mauvaise caricature du mauvais poète et du signe électif comme lequel il lit -puis donc vit - sa vie [caricaturale elle aussi comme il se doit : prévisiblement à la fois tributaire d'une « misère affective et sociale », et rédimée par la découverte puis la pratique de la littérature] ferait sens précisément parce que trop complaisamment étalée. Les lassantes enquillades de formules faciles, l'omniprésence de pseudo-pornographie (même pas scatophile, hélas), le name-dropping extrait du catalogue adéquat, la misogynie consumériste, les faux prétextes ineptes, une crudité cuite et recuite, la bêtise crasse de certains jugements (« le pécore du centre france est un nuisible », p. 2), l'inévitable mépris sans subtilité de la culture reconnue (« Je n'aime pas les apprentis artistes. Comme je n'aime pas les théâtreux », p. 15), des bouts non rimés hâtifs, …, tout concourt à démentir violemment le péremptoire incipit : « Quoi qu'il en soit, c'est un fait, j'ai fini poète. » (p. 2). Ce titre de « poète » que se décerne sans preuve le narrateur se révèle in fine injustifiable, une gloriole devenue impossible à interpréter autrement que comme rosette de pacotille. Or, l'auréole de reconnaissance que confère usuellement le mot « poète » emporte un imaginaire collectif dans le large éventail duquel le/la poète a obligation sociale d'inscrire ses productions ; Jérôme Bertin a, quant à lui, choisi d'endosser le costume le plus convenu, celui de « poète maudit ». Il joue donc le rôle, et en respecte apparemment les contraintes ; certaines phrases réaffirment en effet le mythe du pouvoir définitoire qu'auraient les livres de sauver « ce qu'il y a encore de sauvable » (p. 41) : « C'est effectivement tout un peuple qui a besoin des livres pour se libérer du joug de la bêtise ambiante » (ibid.), « éteins donc ta télé et ouvre un livre » (ibid.). L'ironie incontestable de l'emploi de ces formules vides de sens pointe plutôt la présomption des livres et son dérisoire affichage. Pour fustiger la prétention, la vanité et l'inefficience de tels écrits (« bien des exemples du passé devraient nous conduire à une certaine prudence », ibid.), Jérôme Bertin n'aurait su citer mieux en termes de lieux communs !
Salutaire entreprise ainsi de poursuite de la nécessaire démolition de la statue du poète maudit qu'offre ici celui qui a « fini poète », en un texte bref, où la démonstration se suffit à elle-même : il ne faut pas absolument pas faire confiance à ceux/celles qui se décrètent poètes sans en fournir les preuves. La transgression de la transgression institutionnalisée (le poète, autre idiot utile du politique) atteint alors enfin dialectiquement de plein fouet la limite (tout en feignant la dépasser), prouvant la collusion entre le pouvoir (politique, financier, patriarcal, religieux, capitaliste, syndical, ...) et certaines pratiques poétiques (artistiques, aussi bien) pseudo-contestataires dont Jérôme Bertin, poète « fini » dans cette acception que ce livre réfute du terme « poète », pousse la logique et l'implicite à leurs extrémités, les contraignant antiphrastique à se dévoiler impostures.
La facticité conventionnelle et négociée de la limite s'expose donc au grand jour : au-delà, perdurer dans cette pratique risquerait, faute d'en amorcer un pendant, d'amener le caricaturiste à caricaturer sa caricature. Mais un esprit tel que celui de Jérôme Bertin en est nécessairement conscient et l'impatience vers son prochain livre s'accroît de ce qui ne peut que s'espérer comme simultanément programme et promesse (p. 22) : « Jouir du nouveau est incomparable ».