Vocatif, suivi de Surimpressions d'Andrea Zanzotto par Tristan Hordé

Les Parutions

06 avril
2017

Vocatif, suivi de Surimpressions d'Andrea Zanzotto par Tristan Hordé

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La quasi totalité des traductions en français de Zanzotto est due à Philippe Di Meo, à qui j’emprunte quelques données pour situer le contenu de ce nouveau volume. Vocatif (Vocativo) est le troisième ensemble publié, en 1957, après Dietro il paesaggio (1951) et Elegia e altri versi, alors que Surimpressions (Sovrimpressioni) paraît en 2001. Plus de quarante ans séparent donc les deux recueils mais leur réunion, pour qui n’aurait pas encore lu Zanzotto, permet d’apprécier la cohérence thématique de l’œuvre ; les dates qui précisent les moments d’écriture indiquent d’ailleurs pour un poème ("Diplopies Surimpressions") la continuité du propos : 1945-1995. Parallèlement, grâce à cette réunion on observe les différences dans l’emploi de la langue. L’édition donne le texte original (page de gauche) avec, pour les poèmes en dialecte haut-trévisan, la transcription en italien par Zanzotto, qui ajoute souvent des notes chaque fois qu’un passage lui semble devoir être éclairci. En outre, on se reportera à la présentation de Di Meo, ; développée et précise, elle commente chacun des titres et les replace dans l’œuvre. Pour une vue plus large, on lira le très riche numéro 58 de la revue NU(e)* : il contient notamment deux longs entretiens, des inédits en français et une série d’études (Elke de Rijcke, Philippe Blanchon, Stefano Agosti, Claudio Magris, Pierre Parlant, etc.) coordonnées par Di Meo.

On repèrera une trace bien visible de la continuité dans l’œuvre, la citation de textes antérieurs : dans Surimpressions, se retrouvent l’institutrice Morchet, présente dans Pâques (Pasque, 1973) et dans Phosphènes (Fosfeni, 1983) et, par ailleurs, Galaté au bois (1978). Les références à l’Antiquité sont elles aussi présentes dans les deux recueils, par les figures de la mythologie (Diane, le Léthé, etc.) ou par les langues latine et grecque, et l’on relèvera au fil des pages des renvois ou des allusions notamment à Leopardi, Hölderlin, Dante, Pasolini, aux écrivains latins, ou l’introduction de mots anglais et allemands. Cependant, c’est sans doute le motif de la nature qui unit le plus fortement Vocatif et Surimpressions, même si son traitement est fort différent dans les deux livres.

Vocatif s’ouvre par un poème titré "Épiphanie", consacré à la région natale, au village même avec la colline qui le délimite, les méandres de la rivière, et le "je" affirme son attachement à ce lieu (« la vallée que j’aimerai toujours ») et ne faire qu’un avec ses différentes composantes : « je vaux comme la feuille (…) / je vaux l’onde minuscule / (etc.) ». Zanzotto donne à divers endroits le nom des fleurs rencontrées, note « l’audacieux splendide mouvement des torrents », observe le travail de l’été (« Sur les coteaux de Lorne le froment est battu / et en canicule va la chétive éteule »), sait qu’il y a naissance continue : la neige apparaît souvent dans les poèmes, elle ne s’installe pas mais revient toujours. Cependant, ces aspects bucoliques (la première séquence du livre est titrée "Comme une bucolique") sont menacés, ou plutôt la confusion désirée entre le sujet et la nature ne peut s’opérer qu’à de rares moments, ou peut-être n’est-elle qu’une illusion. Sans cesse reviennent les regrets, le sentiment d’années perdues — « les raisons perdues de la vie », la certitude aussi de ne pouvoir rien connaître de ce mystère qu’est le moi. L’allusion à Diane est pour introduire, à partir de la métamorphose d’Actéon, la difficulté d’être soi : « moi — disparu et présent » ; la conscience d’une "Impossibilité de la parole" (titre d’un poème) pour comprendre un « corps tissu d’énigmes » aboutit à penser que, d’une certaine façon, la « vie [est] inatteignable ou lointaine ». La présence de l’autre, l’existence de l’amour sont un bienfait qui éloigne le néant — « toi, visage où incertaine la pluie s’apaise » — sans empêcher pourtant le retour de l’exil intérieur. Mais qu’en est-il de la nature ? Elle est menacée dans son mouvement par les hommes, en particulier par les destructions massives liées à la guerre : ici sont rappelés les ravages de la Seconde Guerre mondiale : « Au phosphore / Hitler détruit la douce nuit (…) ».

Les interventions humaines qui transforment la nature sont un des thèmes récurrents de Surimpressions ; dans son commentaire de ce titre, Zanzotto détache deux points : il s’agit à la fois de « retour de souvenirs » et de « sentiments d’étouffement ». Certes, le paysage du lieu natal garde toute sa profondeur et sa richesse, et il a été, reste la condition pour avoir une identité ; « tu ne m’as jamais trahi », écrit Zanzotto à son propos, et il y a un plaisir évident à évoquer le champ de haricots et les topinambours, à se souvenir des travaux anciens : manière d’ancrage dans un lieu que cette rencontre de la culture de la terre. Mais le recueil débute par un poème sur la disparition des régions marécageuses en Vénétie, c’est-à-dire sur la fin d’une longue histoire, d’un paysage construit au cours des siècles, paysage qui est pour Zanzotto un réel « Enchevêtrement d’eaux et de désirs / d’arborescences pures, / dominos de mystères ». Cette destruction de la nature va de pair avec celle des hommes ; le souvenir de la libération de l’Italie en 1945 conduit à mettre en parallèle les martyrs de la guerre et ceux dans le travail, au présent, « Le monde est pure méchanceté, pure méchanceté avec lui-même ». Si l’on peut cependant espérer toujours « sucer / des gels enfantins les essences inoubliées », c’est parce que la nature est la figure même de la répétition, contrairement à la technique qui ne fait que détruire et aller vers le rien ; mais revivre ce genre de petit bonheur n’efface pas l’idée d’une instabilité des choses, des hommes et des signes, sans aucune consolation à attendre.

On n’a fait qu’esquisser une des lectures de ces deux recueils et, à côté des voies multiples indiquées par le traducteur, on pourrait décrire les emplois complexes de la langue, surtout dans Surimpressions — de l’introduction du dialecte haut trévisan à la création verbale (par dérivation, changement de genre grammatical ou agglutination de mots) difficile parfois à restituer en français — et de la transcription graphique ­— italique, gras, majuscule, mot rayé, dessin. Voilà bien une évidence : une note de lecture ne vise pas à épuiser un texte…

 

 

 

* NU(e), septembre 2015, 20 €, 29 avenue Primerose, 06000 Nice.

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