A voir, Tavernier ! par Michaël Moretti
Voyage à travers le cinéma français (1930-1970), Bertrand Tavernier, numérique, France, 2016, 3h10
Méandres d'un documentaire
Il est émouvant de voir le documentaire Voyage à travers le cinéma français (1930-1970) dans la maison, l'Institut Lumière lors du Festival Lumière 2016, de son Président, Bertrand Tavernier. « Ce travail enthousiasmant a accéléré ma convalescence de trois mois » affirme le cinéaste cinéphile de 75 ans sorti d'un cancer mais se plaignant de sciatique et d'arthrose. Il est passionné; lorsqu'il n'aime pas, il n'en parle pas.
L'idée du documentaire est née grâce à une proposition de la BBC à Tavernier, relevant de la gageure. Il devait raconter le cinéma français ... en moins d'une heure ! Après avoir été jeté par Studio Canal et recalé par deux fois par l'Avance sur recettes, Frédéric Bourboulon, le tenace producteur, a mis un an pour boucler le budget. Gaumont et Pathé, les Seydoux donc, se sont associés pour la première fois, Canal+ a suivi. « Une production artisanale et biologique » résume Tavernier.
Les autres compagnons sont : Emmanuelle Sterpin, documentaliste et première assistante (« nous devions retrouver tous les héritiers et légataires d'une centaine de films. »), Stéphane Lerouge, conseiller musical (un double CD de BO en produit dérivé; Bruno Coulais, auteur de la musique originale de Benoît Jacquot, Anne Fontaine, Jacques Perrin et tant d'autres, crée une bande son originale), Guy Lecorne, monteur, Jean Ollé-Laprune, critique de cinéma et compagnon de route.
Derrière la passion soulignée par un prologue cosigné avec Godard (« Nous sommes les enfants de la libération et de la Cinémathèque » avait déclaré le suisse à l’Institut Lumière), la lassitude sourd pour ce qui apparaît comme un film testament : « J'en ai ma claque de mendier pour arriver à faire des films. ».
Coq en stock
« C'est un film qui, à travers tous les metteurs en scène évoqués, parle de la France. Il dit quelque chose de l'amour qu'on peut avoir pour son pays. J'espère que ça vous donnera envie de voir leurs films, parce qu'ils sont vivants, actuels : ça n'existe pas, le vieux cinéma ! » lance Tavernier. Ce qui me gêne, c'est le côté défense du patrimoine français par celui qui défendait avec véhémence l'exception française : « La civilisation qu'on sent derrière ces films, on sent qu'elle est française : il y a une façon de penser, de ressentir certaines choses, de mettre en valeur tel comportement plutôt que tel autre, qui est très très très française ». Outre Charlie, la mascotte de Pathé, « Le coq est le seul animal à chanter les pieds dans la merde » fustigeait Coluche. Pourquoi cette défense comme si nous étions sempiternellement en danger ? Certes, contrairement à ce que pensent les américains et autres étrangers, le cinéma français ne s'est pas arrêté à la Nouvelle vague !
Bref, six ans de travail, 582 extraits de 94 films choisis, plus de 950 films vus et revus, plus de 700 documents d'actualités visionnés - cédons au quantitatif américain digne d'une bande annonce marketing pour blockbusters - pour arriver à évoquer l'épure, l'acuité, l'attention à la réalité, la justesse des personnages, l'étude précise d'un milieu, d'un métier (« la décence ordinaire ») chez Jean Becker, le rythme à travers le mouvement de Renoir, le sens de la camera, hérité de Duvivier, et l'intérêt pour les dialogues, l'art du déplacement, la virtuosité dans les scènes de colère mais aussi la subtilité de Jean Gabin, sur lequel Tavernier insiste trop, l’acteur n’étant pas inconnu, pour jouer le charme ou la tendresse (« Il est plus qu'un acteur légendaire, explique Tavernier, il est à l'initiative de nombreux films, il achetait des droits, il s'engageait dans la production. [« Sans lui, la Grande Illusion, J. Renoir, 1937, ne se faisait pas, Quai des Brumes, M. Carné, 1938, non plus... »] Je ne vois aucun acteur aussi actif dans la création. Et j'avais envie de rendre hommage à son héroïsme pendant la guerre. Il a racheté son contrat avec Universal pour s'engager dans les fusiliers marins. Audiard a salué son courage sans vantardise par une réplique merveilleuse. Conversation, souvenirs de guerre : ‘Et toi, où tu étais?’ Réponse laconique de Gabin: ‘Sur les plages…’» Anecdote toujours).
Ego-histoire du cinéma
Tavernier a été un « assistant calamiteux » puis attaché de presse (pour Melville qui prétendait par ailleurs qu'il avait voulu rejoindre les Forces françaises à Londres juste pour voir Le colonel Blimp, The Life and Death of Colonel Blimp, Michael Powell et Emeric Pressburger, 1943), Sautet, cet excité à la clope au bec, pas si pompidolien pour un ancien communiste désireux d'« enrober sa noirceur », qui disait des Choses de la vie, 1970, en répondant à un critique : « ce n'est pas un film sur le Code de la Route, c'est l'histoire d'un homme qui décide de mourir pour ne pas avoir à choisir », Le Mépris, 1963, Pierrot le fou, 1965, J.-L. Godard, etc.) avant de réaliser ses propres films.
Grâce à ses archives, nous avons des images inédites du « ressemeleur » de scénar' Sautet, avec Piccoli imitant ses colères comme dans la scène du gigot dans Vincent, François, Paul... et les autres (1964), une scène improbable avec Georges de Beauregard (« C'était formidable de travailler sur les films de Godard. Le producteur Georges de Beauregard me poussait à mentir, à dire aux journalistes que le nouveau Godard suivait un scénario. C'était faux. ») et Chabrol en anarchiste potache pour qui Tavernier a travaillé, du studio rue Jenner (Paris 13e) du dingue Melville, où, pourtant friand d’anecdotes, il omet de dire que l’assistant Volker Schlöndorff (Le Doulos, 1963 ; Léon Morin, prêtre, 1961) a été mis au placard en ne portant que les grues et le matériel car il était costaud. « Quelle leçon j'ai retenu de mon travail d'assistant auprès de Melville ? Comment ne pas se comporter sur un plateau de cinéma ! ». Melville et Sautet ont été ses parrains de cinéma (cinéma et copinages !) jusqu’à tenter de convaincre le revuiste de père, Confluences, tant le cancre Bertrand désespérait ses parents.
Son documentaire subjectif voire autobiographique à force de complaisances (c'est à 6 ans, dans un sanatorium de Saint-Gervais, en Haute-Savoie, car, tel les borgnes d'Hollywood, il a un œil touché par la tuberculose, mal soigné, avec des séquelles au niveau de la rétine, qu'a lieu le premier éblouissement cinématographique, avec la projection de Dernier atout, 1942, une comédie policière enlevée de Jacques Becker - qui n'est quand même pas Kubrick !) est émouvant, n’eût été un immense ego. Il s'agit plus de Mon voyage dans le cinéma français. Et cette voix off condescendante : « ce film, c'est un peu de charbon pour les nuits d'hiver ». Ben voyons ! Sortez les mouchoirs avec un oh! d'admiration.
Jamais Tavernier n’atteint son modèle assumé, le beaucoup plus transversal (thématiques, connaissance exacte des films, analyses fines, connexions enrichissantes) Un voyage avec Martin Scorsese à travers le cinéma américain (A personal journey with Martin Scorsese through american movies, 1995 ainsi que Mon voyage en Italie, My voyage to Italy, Il mio viaggio in Italia, 1999 trop axé sur le néo-réalisme, hors Fellini, au mépris de la comédie italienne et enfin Stephen Frears pour le cinéma britannique, n'en déplaise à Truffaut, avec A personal history of British cinema by Stephen Frears, 1995) même si « le cinéma, pour lui [Scorsese], se limite à Renoir, Melville et la nouvelle vague » dixit Tavernier.
Le principal apport est d’enfin dévoiler au grand public ce que Michel Ciment, Directeur de la revue Positif, née à Lyon grâce à Bernard Chardère, répète depuis des années : Renoir, un metteur en scène surestimé selon moi (comment citer ce film ennuyeux de propagande raté La Marseillaise, 1938 ? « Jean Renoir, très malin, les [idées] acceptait, quitte à oublier, parfois, qui les lui avait inspirées. Pascal Mérigeau, dans son bouquin, rappelle comment Renoir s'est débarrassé du co-scénariste de Toni, qu'il n'a jamais cité... » ajoute Tavernier), était antisémite (résumé de Gabin : « Renoir, comme metteur en scène : un génie. Comme homme : une pute. »).
Si nous redécouvrons Jean Becker (et le fabuleux Le trou, 1960, en effet bressonien, projeté en copie restaurée lors du Festival Lumière 2011), nous apprenons l’existence, art de la distinction de Tavernier, du réalisateur Jean Sacha (s'il n'est pas l'égal de Hawks, loin de là, il fut également monteur d'Othello d'Orson Welles, 1951, ce qui n'est pas une ciné cure car c'est l'un des films, tourné de façon fragmentée, qui comporte le plus de plans !) alors que Tavernier dévalorise les franchises genre James Bond mais loue Eddie Constantine / Lemmy Caution, effet de génération, et pour un metteur en scène oublié, Edmond T. Gréville (Tavernier, responsable de l'édition en DVD de son œuvre, aurait sauvé ses pellicules destinées à devenir des peignes; l’Institut Lumière avait publié les mémoires : Gréville, Edmond T. Trente-cinq ans dans la jungle du cinéma. Lyon : Institut Lumière ; Arles : Acte Sud, 1995. Série cinéma. Préface de Bertrand Tavernier et Philippe Roger. 383 p.), il est impossible de laisser passer une imbécillité telle que l'affirmation péremptoire comme quoi il n’y aurait pas de polar valable en France avant la seconde guerre. Et Le dernier tournant, Pierre Chenal, 1939 ? C’est d’autant plus impardonnable qu’il va consacrer un épisode futur à Chenal.
En effet, 8 films de 52 à 55mn soit à peu près 8h sont encore prévus, à partir des extraits non intégrés dans le film pour des raisons de dramaturgie, sur une filiale de Canal + puis sur France 5 : L'épisode n° 1 évoquera ses cinéastes de chevet, Jean Grémillon, Max Ophuls et Henri Decoin ; un épisode détaillera Pagnol et Guitry, d'un côté; Bresson et Tati, de l'autre. « Si je n'arrive pas à la faire comme je veux, j'arrêterai. J'irai m'établir en Grèce ou aux États-Unis, je quitterai la France ».
Contre-histoire, parfois
C'est également étonnant car il casse les clichés. S'il déteste Les visiteurs du soir (1942; la mauvaise foi pointe : « je n'ai jamais pu encaisser - trop fabriqué, trop prétentieux -, totalement irregardable aujourd'hui. » au point d'être programmé dans la section rétro au Festival Lumière 2016) et dénigre, en novembre 2008 lors de la rétrospective qui lui est consacrée, en se moquant, pire que méchamment, Alain Cuny, il efface l'idée de classicisme/académisme, une énième stupidité de Truffaut, pour Carné (« Le scénario de Prévert a inspiré à Trauner le contraire de ce qu'il a écrit, et la transformation du décor inspire à Carné des idées de cadre inédites. »; « Je pense que l'obsessif travailleur qu'était Carné poussait Prévert, un peu glandeur, à lui donner son meilleur »), René Clément avec Les Maudits (1947), l'excellent Monsieur Ripois (1954) avec un sublime Gérard Philippe, seul film de l'époque à être entièrement tourné en son direct, Jean Delannoy et son audace formelle (le travelling qui part d'Erich von Stroheim pour finir sur les jambes de Mireille Balin dans Macao, l'enfer du jeu, 1942, ou les mouvements de caméra dans Le Garçon sauvage, 1951, avec Madeleine Robinson), « Jean Grémillon était un plus grand artiste, mais il cédait parfois à ses producteurs, ce qui rend ses films souvent hétérogènes ».
Contre & pour
Tavernier est trop sur les anecdotes, c’est fatiguant. Peu nous chaut de l’inconnu qui, en pleine séance, a ouvert une boîte de conserve, l'a faite chauffer sur un réchaud et a mangé ses petits pois à la cuillère sans quitter l'écran des yeux. Rien à faire de Macao, le paradis des mauvais garçons (Macao, Josef von Sternberg, Nicholas Ray, 1952) découvert à la Cinémathèque dans une copie doublée en vietnamien.
Le montage est mauvais parce que brouillon (« le montage des extraits sera intuitif. » : marabout, bout de ficelle, Becker →Signoret →assistant de Renoir, etc.) malgré les 80 semaines de travail. Les mêmes extraits (mille euros la minute soit pas de friendly prize ou tarif préférentiel trois fois inférieur comme pour Scorsese mais est-ce un argument ?) sont réutilisés, peut-être à cause des ayant-droits, pour répéter le propos.
L’analyse de films, moins délirante que chez Douchet, est assez faible (« C'est un film de cinéphile et de cinéaste, pas un film de critique ou d'historien »; « je ne suis pas guide de musée »). Sa fuite devant Henri IV et Sciences Po se fait sentir : par tous les pores de sa peau, il suinte le complexe de l'autodidacte content de jouer dans la cour des grands.
Par contre, il évite l’écueil des guerres de clans chez les cinéphiles. Celui qui fut un éphémère critique à Positif et aux Cahiers du cinéma explicite : « la politique des auteurs, les histoires d'écoles, de chapelles, ne m'intéressent pas. Seuls m'intéressent les combats des metteurs en scène pour faire exister leurs films. ». Ailleurs : « C'est un mal français d'avoir une vision biaisée de certaines œuvres ou de certains cinéastes : souvent, on s'est obligé à aimer des cinéastes contre d'autres. » Ou encore : « 'le réalisme poétique', par exemple. Je me suis toujours demandé ce que ça pouvait bien vouloir dire »). Il avait tout de même été membre des MacMahoniens. Il était l'un des piliers du ciné-club Nickelodéon.
A noter également dans ce documentaire intéressant mais trop long, sans être ennuyeux, un chapitre consacré à la musique autour de Maurice Jaubert, le compositeur de L'Atalante (Jean Vigo; au moins Truffaut aura-t-il servi pour une fois à quelque chose en restaurant la partition originale) et du Jour se lève (Marcel Carné, 1939) ou encore Vladimir Kosma et l'oublié Jean Wiener. Il insiste sur la prééminence d'un instrument (l'harmonica de Touchez pas au grisby, J. Becker, 1954; la trompette de Miles dans Ascenseur pour l'échafaud, 1958, etc.), d'une musique de films français souvent inspirée des harmonies de Mahler, Bruckner et Weil.
People
A l'issue de la projection, le piètre cinéaste Pascal Thomas, très en verve vers les communicants, n'arrive pas à lâcher le micro dans une salle bondée : « Je pense que ce film a quelque chose de fondateur. On verra le cinéma français autrement. J'ai rarement senti une salle aussi attentive ».
Pour la pub, l'ami Marty, prix Lumière 2015, a écrit, promotion oblige : « Un travail remarquable, fait avec une grande intelligence qui nous éclaire sur le cinéma classique français, sur beaucoup de cinéastes oubliés ou négligés, un travail très précieux. Vous êtes persuadé de connaître tout ça par cœur et arrive Tavernier nous révélant la beauté pure. ».
En fait, plus qu'un exercice d'admiration, comme il veut nous le vendre, il s'agit d'un carnet de tournage par une personne self made man, rétive à la pédagogie. Dans sa boîte à outil, il y a « Henry Hathaway [qui] m'a appris à avoir toujours une boussole sur moi pendant les repérages et à toujours orienter les décors par rapport au nord pour avoir la meilleure lumière. Et de Jacques Tourneur, j'ai gardé l'habitude d'une dernière répétition, avant chaque prise, où je coupe les éclairages : les acteurs baissent d'un ton, trouvent leur position en fonction des sources de lumière réelles. ». Autodidacte, encore.
« Le film marche bien à Paris et en Province » balance Tavernier, obnubilé par son téléphone portable, à quelqu'un.
Tavernier prépare un livre avec Jean-Pierre Coursodon qui paraîtra à l'automne 2017, Cent Ans de cinéma américain.
Pour aller plus loin :
https://www.franceinter.fr/emissions/le-masque-et-la-plume/le-masque-et-la-plume-23-octobre-2016
https://www.franceinter.fr/emissions/la-prescription-cinema-de-laurent-delmas/la-prescription-cinema-de-laurent-delmas-15-octobre-2016
https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/bertrand-tavernier-une-certaine-idee-du-cinema
https://www.franceculture.fr/emissions/plan-large/frederick-wiseman-bertrand-tavernier-travers-le-cinema
https://www.franceinter.fr/emissions/boomerang/boomerang-06-octobre-2016
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