Castelluci et Fabre, les sinistres arlequins d'Avignon. par Nathalie Quintane
Plus que la peur (justifiée) de l'ultra-libéralisme, c'est le désirirréfléchi de "beauté" (en termes moins élégants : une pulsion scopique) quia mené le monde du théâtre - amateurs et programmateurs - là où il estaujourd'hui : aux portes de la Grande Bêtise, dans les cathédrales criminogènes et sucrées d'un Sulpicianisme qui utilise sans vergogne lescodes esthétiques fascistes. Sans vergogne - loin d'être devenu cynique (lesgens de théâtre se défendent avec de plus en plus de véhémence de tout"cynisme", de toute "ironie", cf. les propos de Jan Fabre, parmi tantd'autres), le monde du théâtre semble simplement ne plus être en mesure derepérer, de percevoir, de soupçonner l'entreprise de destitution del'intelligence qui s'opère sous ses yeux ébahis ces dernières années, enparticulier grâce aux spectacles de Roméo Castellucci (même s'il n'est pasle seul en cause et si la cohérence idéologique de l'époque apparaît àprésent clairement). Dans ce monde où l'exploitation d'un patrimoine immuable tient souvent lieu de réflexion, ce qui s'absente c'est un discours politique conscient : ce qui se dissimule derrière la véhémence de la dénégation(cynisme, ironie), c'est la mise au placard de toute distanciation critique(qui ne semble être présente que dans quelques rares spectacles, comme ceuxde Sophie Perez et Xavier Boussiron, cf. leur très personnel Lorenzaccio,"Laisse les gondoles à Venise", Chaillot, mai 2005). Les spectateurs dethéâtre veulent juste jouir par les yeux, n'importecomment et de n'importe quoi - pourvu que ce soit "beau".
Avignon 2005 est aux mains des scénographes. Mais le monde de l'art et lesécoles d'art sont de plus en plus aux mains des graphistes et desdécorateurs, après tout. Lorsque ces scénographes se doublent de metteurs enscène et de lecteurs, le travail se poursuit (Hubert Colas, Jean-FrançoisSivadier); lorsque le scénographe est seul en scène et qu'il a perdu soncerveau dans les coulisses (Fabre, Castellucci), c'est l'horreur. Penser"dénoncer" le fascisme en utilisant ses codes esthétiques, ce n'est passeulement faire preuve d'une grande naïveté ou d'une insondable bêtise,c'est imposer aux spectateurs l'Ignoble en images et en sons, c'est afficherl'ignominie en la couvrant. TOUT ce qui fait l'ordinaire de la délectationdes tyrans et de ceux qui votent pour eux est utilisé par Castellucci (drapeaux, créatures magnifiques et bottées,instrumentalisation des enfants, armes à feu, symbolique indigente, etc).Les spectateurs de théâtre sont bluffés quand ils voient le canon d'un charse diriger sur eux. Bien. Somme toute, les premiers spectateurs de cinémas'enfuyaient quand le train entrait en gare de La Ciotat. Les professionnelsde théâtre sont bluffés par le professionnalisme de Castellucci, par son"inventivité". C'est vrai qu'il a un remarquable éclairagiste et qu'il saitcréer des effets grâce à des tissus, comme Coco en son temps ou Poirier lecouturier. Castellucci transporte les spectateurs de théâtre au cinéma et,on l'aura compris : c'est tout ce dont ils rêvent. Le spectateur de théâtrese force à aller au théâtre. Il préfèrerait, de loin, être au cinéma, etc'est ce que Castellucci nous montre - et lui offre. La "mémoire" deCastellucci est cinématographique - elle est hantée par les premiers filmsde Lars Von Trier (Epidemic), par ceux de Sharunas Bartas, par les bandesson et les lumières crépusculaires et nunuches des mauvais Sokhourov.
Castellucci fait la synthèse en direct de ce que les "pays de l'Est" ont ànous donner de plus con (mysticisme simpliste et amour des gourous). Il n'ya pas à s'étonner que le cirque et le théâtre de rue connaissent un telsuccès en France : on ne note plus que la prouesse technique ou physique(cf. la fin de l'Histoire des Larmes); le monde du théâtre travaille à fairepousser des oh ! et des ah ! à des spectateurs rendus de plus en plusignares et abrutis par ceux-là même qui devraient provoquer - non leurspulsions les plus basses mais leur intelligence (il est vrai qu'on aremplacé dernièrement ce mot par le mot "âme", plus idéologiquementcorrect). Faire entrer le "spectacle visuel", la danse, la musique, àAvignon 2005, était apparemment vécu par les organisateurs comme une "grande ouverture" et presque une provocation; mais QUELLE danse ? QUELLE musique ?QUELLE performance ? En guise d'ouverture, on a droit au retour du body artdans sa version chair à pâté (abondance de corps nus et sanglants) et auxpauvres restes d'un Beuys déjà symboliquement besogneux en son temps (cf. lenombre considérable de lapins visibles dans la cité des Papes en ce mois dejuillet). Le monde du théâtre est de toute façon si ignorant de ce qui sepasse à l'extérieur de sa cour et de son jardin qu'il oublie de confier letexte de présentation de son catalogue, pour la performance, à un véritablespécialiste. Le monde du théâtre est, en cela(l'ignorance), efficacement secondé par une presse qui n'a, non plus, nivergogne, ni regard. Ou sinon, comment expliquer que les Inrockuptibles,dans son supplément avignonnais, choisisse comme intertitre cette phrase deJan Fabre : " Il faut que l'art ne se préoccupe aucunement de politique,qu'il soit élitaire et beau, qu'il "extrémise" les gens " ? Commentexpliquer le compte-rendu du "Berlin" de Castellucci dans le Monde,essentiellement descriptif et laissant au seul Castellucci la responsabilitéde ce qu'il montre (en gros, "c'est son choix"), sans prendre soi-même laresponsabilité de dire ce qui est montré (car les spectacles de Castelluccisont toujours des discours - structurés, linéaires - chronologique, en cequi concerne "Berlin", fable facile à suivre parce qu'académiquementconstruite) ? Le théâtre est en difficulté et il faut, certes, le soutenir,y ramener un public ; mais à quel prix ?