Le Portrait interdit de Charles De Meaux par Michaël Moretti
De Meaux, choisissons le moindre
Loin de l’évêque meldois aux sermons charpentés, De Meaux semble une personne intéressante : d’abord jockey, non seulement il crée des œuvres d’art plastique exposées au Guggenheim de New York ou à Beaubourg mais il monte aussi en 1997 sa société de prod., Anna Sanders films, avec, entre autres, les plasticiens Philippe Parreno, Pierre Huyghe ou Dominique Gonzales-Foerster. Coproducteur des films du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul (Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures), Loong Boonmee raleuk chat, Palme d'or, Festival de Cannes 2010), proche de l’installation d’art contemporain, il réalise des films, essentiellement en Asie : au Pamir (Le Pont du trieur, 2000), au Kirghizistan, Tadjikistan, Ouzbékistan et Kazakhstan (Shimkent hôtel, Shimkent Hotel, 2003 où Melvil Poupaud joua lors d’un tournage éprouvant), à Macao (Stretch, 2011, qui défraya la chronique à cause de la mort, suicide ?, de David Carradine, où la star, l’actrice, chanteuse, égérie de marques de luxe et productrice Fan Bingbing apparaissait déjà ; l’ancienne colonie portugaise a nourri la fiction, l'imaginaire populaire chez Ian Fleming, Joseph Kessel, Ernest Hemingway, Antoine Volodine et son post-exotisme entre autres en passant par l’enfer du jeu de toc dans les studios hollywoodiens). Le point commun chez De Meaux ? Les récits énigmatiques, hantés par la perte, l'angoisse de la disparition.
Tribulations d’un tournage
De Meaux plante l’ambiance : « Chaque jour, il [le tournage] aurait pu s'interrompre définitivement. Les difficultés de dialogue avec les techniciens, une incompréhension dans mes attentes sur le décor, les tracasseries administratives. Nous avons échappé de justesse à la catastrophe à de nombreuses reprises ! Sur le plateau, presque personne ne parlait anglais... » Le chef-opérateur chinois se fâche régulièrement avec le réalisateur, la tension monte ; un technicien français est pris en otage. La chaleur estivale, 38°, n’arrange rien. Bingbing est une telle star (après Buddha Mountain, Guan yin shan, Yu Li, 2010, Far Away : les soldats de l'espoir, Mai wei, Je-kyu Kang, 2011 elle devient, en succédant à Gong Li, la chinoise d’Hollywood avec X-Men, Days of the Future Past, Bryan Singer, 2014) que, dans une petite ville du Nord de la Chine à la frontière de la Mongolie, des milliers de fans de Fan débarquent, les acteurs sont obligés de se réfugier dans une cabane de jardinier, l’équipe s’occupe de faire circuler des faux bruits pour les éloigner, l’armée s’en mêle pour assurer la sécurité des artistes (le chanteur de hip-hop Huang Jue interprète le rôle de l’empereur ; la suivante de gnagna l’impératrice est connue à la télé ; le grand intendant est une star du théâtre de Taïwan). Dans son carnet de tournage, Voyage à Film City chez Pauvert, Melvil Poupaud relate les décors, dans l’immense studio où les bâtiments et les cantines poussent comme des champignons, de la Cité interdite pas terminés à Pékin, les costumes d'époque en soie brodés à la main bloqués à l'atelier, une route qui s'effondre, empêchant l'acheminement du matériel de tournage. Suite à de récurrents problèmes de visa, Melvil doit rebrousser chemin sur le tarmac pour la septième fois suite à un courriel sec des producteurs chinois qui lui ordonne de rester chez lui. Son propre doublage en mandarin générant chez lui des suées d’angoisse, après l’utilisation de codes couleurs pour le parler phonétique, n’est pas simple : « J'ai usé trois coachs, on a refait le film entièrement une dizaine de fois, une torture... » Le supplice chinois en directe et en postproduction. Gageons pour les chinois, puisque le film sort début 2018 dans l’empire du milieu, qu’il soit meilleur que le japonais Eiji Okada pour les français dans Hiroshima mon amour (Resnais/Duras, 1959).
Et la censure dans cette co-production franco-chinoise ? Le film devait finir sur une scène muette, le jésuite peignant le visage de l'impératrice dans une ambiance érotique. Baste la scène onirique d’amour fantasmée avec Fan Bingbing. Un casse-tête chinois pour le jésuite en proie aux démons de la chair, pas celle des sermons. Ceci dit, le contournement, avec un nu de dos, avec effets de vitesse et de flouté est des plus intéressants sur le plan artistique : la censure sert, une fois de plus, l’érotisme qui monte depuis les regards troublés entre le peintre et son modèle. La robe de l'impératrice pose problème car les couleurs ne seraient pas les bonnes selon les chinois. Pas le droit non plus de filmer un curé en prière.
La Cité interdite ? « Mais la façon de représenter aujourd'hui la Cité interdite obéit à des codes, qui veulent que ça soit le plus grand et le plus fastueux possible, sans recherche historique précise, avec tout un imaginaire national en partie créé par les habitudes des décorateurs. Ce qui m'intéressait, c'était la réalité de cet espace, d'après les sources que j'ai consultées : au milieu d'une ville qui était alors déjà très grande et active, cet énorme rectangle de vide, abstrait et symétrique. C'est construit pour être vu du ciel ! On a travaillé dans ce sens sur les décors, mais aussi sur les espaces sonores. L'endroit était baigné dans le silence pour ne pas déranger les pensées de l'empereur. On a donc cherché des ambiances extérieures très dures et réverbérées, et à l'intérieur, le silence confiné de ces petites pièces, conçues pour être chauffées. C'est une ville où il peut faire très froid... » Les plans larges avec grands angles (« une partie de la Cité Interdite construite pour le film de Bertolucci, puis transformée en sorte de parc à thème pour les touristes, et aussi utilisée pour des séries télé chinoises ») laissent songer à Epouse et concubines de Zhang Yimou (Da hong deng long gao gao gua, Raise the Red Lantern, 1991) où l’héroïne affirmait également sa personnalité, son moi, même, contre les traditions. De Meaux ajoute : « C'est étonnant de découvrir leur vision de la Cité interdite : elle est là, sous leurs yeux, mais à l'écran, ils ne la rattachent pas à la réalité historique. Ils l'imaginent et la construisent comme une sorte de vaisseau spatial pour heroic fantasy. » Même si le conservateur du Musée de la Cité interdite l’a traité de fou, le metteur en scène a bénéficié de sa précieuse aide. En effet, l’« histoire connectée » précise que le règne de l’empereur Qianlong équivalait celui de Catherine II en Russie (L’impératrice rouge, Josef von Sternberg avec Marlene Dietrich, 1934) ou de Frédéric II en Prusse (Le Grand Roi, Der große König, Veit Harlan, 1942) : il a constitué une cour brillante et cosmopolite où le jésuite Giuseppe Castiglione, peintre et architecte, exerça son aura de courtisan cosmopolite. Loin de l’amidonné Ivory, nous nous approchons, bien que l’angle soit plus singulier ici, de The Assassin d’Hou Hsiao-Hsien (Nie Yinniang, 2015 qui évoquait le IXe siècle sous la dynastie Tang). A l’époque où officient Vigée Le Brun, Bouchet et Fragonard en France, les toilettes chinoises de soie brodée dont les robes, non droites à la Tintin dans Le lotus bleu pour l’export, évasées, lourdes, ornées de broderies onéreuses, les meubles sculptés, les vases, les zongs nous émerveillent. Le softpower chinois est à son comble mais, contrairement à l’ancien publicitaire Jean-Jacques Annaud, ici l’artistique est plus que présent.
A chacun son Dole
De Meaux est attiré en 2012 par hasard par un tableau énigmatique, tel Vertigo d’Hitchcock (Sueurs froides, 1958). « Lors d'une discussion animée, des amis chinois producteurs soutenaient que leur pays n'avait pas besoin des artistes étrangers. Je leur ai rappelé que leurs toiles les plus célèbres, celles qui sont vendues en cartes postales, ont été peintes par des Italiens et des Français. ‘D'ailleurs, je connais une petite ville en France où il y a un tableau chinois’, ai-je ajouté. Ils étaient scotchés. De là est née l'idée que l'on pourrait raconter l'histoire du tableau. » Le point de départ est un peu le même que celui de Bruno Dumont avec L’humanité (1999) : Pharaon de Winter, peintre né en 1849 à Bailleul, ville de naissance du Bruno, dont le flic serait un descendant. Le portrait d’une concubine, la « Joconde asiatique », avait rejoint, par préemption suite à une vente chez Drouot pour 100 000 euros environ, les collections du musée des beaux-arts dolois (Jura) en 2001. Le tableau attribué au jésuite Jean-Denis Attiret (né à Dole en 1702 ; mort à Pékin, en Chine, en 1768 ; il provenait d’une famille d'artisans, de menuisiers, de sculpteurs, de peintres, il a été envoyé par un mécène à Rome, il intégra ensuite la Compagnie de Jésus puis ira, dans le sillage de Ricci, en Chine pour exercer son prosélytisme somme toute limité ; il a envoyé en Europe un livre de dessins sur le jardin à la chinoise, avec succès non en France mais en Angleterre, le jardin anglais pouvait, grâce à lui, exister, comme en témoigne le réalisateur et plasticien Peter Greenaway dans Meurtre dans un jardin anglais, The Draughtsman's Contract, 1982) est aujourd’hui le plus précieux du musée.
« C'est une peinture à l'huile sur papier, et elle est frappante par le relief très fort d'un visage occidental, l'effet hypnotique d'un regard à la Joconde, au milieu d'une peinture chinoise sans perspective, complètement à plat. » Peignant son modèle en volume, grâce à l’émergence de la perspective depuis la Renaissance, Attiret a peint un discret point blanc dans les pupilles bien que les yeux soient sans reflet dans les portraits chinois. Le réalisateur ajoute : « le principe de l'art chinois de cette époque serait de représenter l'essence des choses, alors que l'art occidental travaille l'illusion. Si on prend tel objet, le peintre chinois montre toutes ses dimensions en une, y compris sa fonction, son usage, sa place dans l'ordre des choses, alors que le peintre européen va chercher la façon dont il nous apparaît d'un certain point de vue, en une image qui laisse ses autres côtés dans l'ombre, en clair-obscur. On peut penser que l'art chinois, avec son côté absolu ou intégral, est plus proche de l'art conceptuel, si on pense par exemple à la fameuse chaise de Joseph Kosuth [One and Three Chairs, 1965], qui tient ensemble l'image, le mot et l'objet. ». Platon est loin du Tao. Le calligraphe et académicien François Cheng apporte son expertise : il s’agit d’« Un personnage hiératique, un peu impersonnel puisque le portrait sert à montrer la dignité impériale. Dans la tradition picturale chinoise, le personnage est un genre, comme le paysage, les fleurs, les oiseaux, qui ne suppose aucun réalisme. A partir du XIIIe siècle, apparaissent des portraits d'ancêtres ou de sages. Mais on ne représente pas la personne physique. On peint l'essence morale et spirituelle du personnage. […] Le pinceau et l'encre chinois ne permettent pas les ombres. La peinture à l'huile, en jouant de l'ombre crée le relief, et par là la ressemblance. »
De Meaux synthétise : « La tension entre l'incarnation très forte de cette femme qui dit « je » et l'objectivation extrême de la peinture chinoise m'a fait voyager. C'est ce voyage que propose le film. » Le travail plastique est présent dès la scène d’intro : suite à l’accord signé avec Louis XV, les dessins au fusain de scènes de batailles d’Attiret pour représenter les scènes de bataille s’animent devant nous. L’une des dernières scènes montre la promenade lumineuse et cruelle dans un jardin au milieu d'enfants, dont le sien qui le rejette. La fin est d’un gothique que Tim Burton ne renierait pas : se couper les cheveux, par jalousie envers l’impératrice précédente souvent incarnée en figure fantomatique et par dépit amoureux alors qu’une autre concubine lui est préférée, est un suicide social. La vérité historique est terrible : elle sera répudiée, ses enfants retirés ; elle sera exilée dans une province lointaine et finira pauvre et mourra, entourée de deux servantes, le … 14 juillet 1766. Si l’écriture des génériques est peu lisible à cause d’un bleu électrique sur noir, la fin ne peut être appréhendée à cause d’un défilé rapide quasi bureautique mais envoûte par le sombre et hypnotique The Eternal de Joy Division (« Played by the gate at the foot of the garden / My view stretches out from the fence to the wall / No words could explain, no actions determine / Just watching the trees and the leaves as they fall »).
Le passionnant Melvil
La mère de Poupaud était attachée de presse de Marguerite Duras, Serge Daney, le parrain de Melvil dans le monde du ciné, Jacques Lacan, Hervé Guibert, etc. Fan de Moby Dick, elle lui donne comme prénom le nom de l’auteur. A 9 ans, il joue dans La Ville des pirates du surréel réalisateur-cerveau franco-chilien Raoul Ruiz (1983) avec qui il en tournera une flopée. Il aime la prise de risque et creuse un sillon singulier dans le cinéma d’auteur, d’art et d’essai : Victoria de Justine Triet (2016), en passant par La fille de 15 ans de Jacques Doillon (1989), Conte d'été d'Eric Rohmer (1996), Eros thérapie de Danièle Dubroux (Je suis votre homme, 2004), un homme qui se transforme et on y croit, dans Laurence Anyways de Xavier Dolan (2012). Mais aussi Jacquot, Desplechiant, Ozon, etc. Nous sentons l’investissement de l’acteur, dans la lignée du durassien Michael Lonsdale, d’autant que, suite à une révélation, l’acteur, qui se réfère souvent à L’évangile selon Saint Matthieu de Pasolini (Il Vangelo secondo Matteo, 1964), transporte toujours une petite bible de voyage en plastique bleu offerte par son ex-femme Georgina lors des préparations de leur mariage il y a une vingtaine d'années. De Meaux l’a recruté de nouveau pour son « charme, sans en faire non plus un Rambo avec une croix. Melvil a une finesse de jeu qui est toujours en interrogation et non en affirmation, il a également un rapport vrai au mysticisme et à la religion, ce qui était primordial pour que le personnage soit habité. »
Ce qui ne l’empêche pour autant d’apparaître sur fond vert chez les frères/sœurs Wachowski (Speed Racer, 2008) après avoir été repéré pour ses vidéos low fi. Il gratte la basse pour Benjamin Biolay ou le groupe Black Minou avec le frérot Yarol. Il dessine des vanités et des têtes de mort au stylo Bic façon Jan Fabre ; il expose ses dessins dans une galerie. Un artiste complet.
*
Rares sont les films réussis sur le rapport peinture et cinéma, même Minelli (La vie passionnée de Vincent van Gogh, Lust for Life, 1956 un biopic avec Kirk malheureusement trop académique dans le rouleau compresseur hollywoodien pour un « suicidé de la société ») et Kurosawa (le raté film à sketchs Rêves, Dreams, Yume, 1990) s’y sont cassé les dents. Le portrait interdit, semble rejoindre Van Gogh du réalisateur et peintre Pialat (1991), La belle noiseuse de Rivette (1991) pour la relation complexe entre le peintre et son modèle, Barry Lyndon (1972) de Kubrick (s’inspirant de Gainsborough, Zoffany, Reynolds ou Constable, d’après le roman de Thackeray) pour l’ambiance d’époque sans faire restitution, sans égaler pour autant Le mystère Picasso (1956) du génial Clouzot, à l’actualité florissante, l’un des rares films à capter le créateur dans son geste même si l’appréhension de l’acte en suivant la main de l’artiste est illusoire – le postulat est faux et les feutres américains n’y feront rien. Ici, Silence (M. Scorsese, 2016 d’après le roman de Shusaku Endo) est d’or : la beauté, emprunte de spiritualité, se passe de l’exhibition complaisante de la violence.
https://www.franceinter.fr/emissions/boomerang/boomerang-20-decembre-2017
http://www.nova.fr/melvil-poupaud-lui-se-pense-saint-desprit-mais-est-tous-dingues
https://www.franceculture.fr/emissions/projection-privee/projection-privee-melvil-poupaud