Les Eternels de Jia Zhang-ke par Michaël Moretti

Les Incitations

08 mars
2019

Les Eternels de Jia Zhang-ke par Michaël Moretti

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Poussière blanche dans rivières et lacs

 

A l’heure où chaque citoyen est désormais noté, le récent député chinois Jia Zhang-ke, réalisateur de la 6egénération, celle de Tiananmen, nous envoie, avec ce 9film de fiction, une nouvelle carte postale de la situation, de l’évolution glaçante de la vie dans l’empire du milieu en pire. Moins formaliste que le magnifique Touch of Sin (Tian zhu ding, 2013, inspiré de A Touch of zen, Xia nü, King Hu, 1971), Les Eternels est un film (néo)réaliste - Vittorio De Sica première période est l’une des influences majeures de Jia -, fluide sublimé par la photo du français Eric Gautier (chef op’ d’Assayas, spécialiste du ciné asiatique, marié un temps avec Maggie Cheung, avec Irma Vep, 1996, Les destinées sentimentales, 2000, Clean, 2004, L'heure d'été, 2008, Après mai, 2012, avec Desplechin avec Comment je me suis disputé... (ma vie sexuelle), 1996,  Esther Kahn, 2000, Rois et reine, 2004, Un conte de Noël, 2008, avec Chéreau avec Ceux qui m'aiment prendront le train, 1998, Intimité, 2001, Son frère, 2003, Gabrielle, 2005, avec Resnais, Cœurs, 2006, Les herbes folles, 2009, Vous n'avez encore rien vu, 2012 ; Into the Wild de Sean Penn, 2007) n’omettant pas les classiques du noir avec un éclairage à la James Wong Howe lors de la tombée de la pluie sur les escaliers semblables à ceux de la piazza di spagna voire du Cuirassé Potemkine (Bronenosets Potemkin, Eisenstein, 1925) sentimental ou le néon vert se reflétant dans une chambre glauque d’hôtel dans une scène clé entre les deux protagonistes, purifiés par l’ancestral brasero, à l’instar de la révélation spectrale de Eslter / Barton via Carlotta dans Sueurs froides (Vertigo, Hitchcock, 1958). Il s’agit plus d’un film sur le délitement d’un couple façon Rossellini (Voyage en ItalieL'amour est le plus fortViaggio in Italia, 1954 ou aussi L’Avventura, M. Antonioni,1960, film adoré par Zhao Tao ; « je me suis intéressé à l’effet du temps sur l’individu, sur une durée de dix-sept ans, aux modifications physiques des personnages principaux, et , en parallèle, à l’évolution de leurs sentiments. J’avais envie que l’on sente une dynamique, due aux effets du temps. Donc se concentrer sur le couple était important. » selon Jia), que sur la pègre, déclinée toutefois en organisation pyramidale dans les années 30, héritée de la dynastie Tsing, dont la patronne est aussi la femme, une jianghu inspirée d’une biographie de She Aizhen formant un couple à la Bonnie et Clyde (Bonnie and Clyde, Arthur Penn, 1967), puis sur le modèle des wu xia pian hongkongais plus rythmés (rivalités entre clans ; anciens / modernes ; respect de l’aîné ; Qiao Qiao n’utilise-t-elle pas comme dans Still Life, San xia hao ren, 2006, à partir d’improvisations initiées par la comédienne Zhao Tao, la femme du réalisateur, une bouteille d’eau comme arme d’art martial, comme refus de relation amoureuse, comme ténacité et impossibilité de communiquer derrière une porte vitrée ?) type Election de To (Hak se wui, 2005 ; Hak se wui : Yi wo wai kwai, 2006), et en malfrats locaux ordinaires après 1949 avec la corruption quotidienne contre laquelle manifeste, de dépit, le père de Qiao, ancien mineur sur le carreau, les maisons de jeux clandestins dans les arrières boutiques présentes partout sur fond de désindustrialisation à la Cimino (Voyage au bout de l'enfer, The Deer hunter, 1978), ici les mines abandonnées, les entrepôts miteux du Shanxi (nord-est), contrastant avec les chantiers pharaoniques comme ce stade (aussi impressionnant que ce collisionneur en construction dans De l'eau tiède sous un pont rouge, Akai hashi no shita no nurui mizu, Shôhei Imamura, 2001), les ensembles immondes d’immeubles, filmés en plongée depuis les airs, de villes actives surpeuplées à cause de l’exode rural. Les rapports s’inversent au cours du temps entre les deux membres du couple : parce que c’était lui, parce que c’était elle ; chacun a ses raisons ; vases communicants. Ni le titre français, Les Eternels, ni le sous-titre anglais, Ash is purest white (Les cendres sont de la plus pure blancheur) ne rendent justice à la subtilité du propos : tel Au-dessous du volcan (Under the Volcano, J. Huston, 1984, d’après le roman ésotérique de Malcom Lowry, 1947), le volcan de Datong, symbole du fatum omniprésent, éteint comme un amour qui disparaît, contient un débris de cendres de la lave qui, à très haute température lors de l’éruption, devient blanc, soit l’amour de la femme pour l’homme. Cette pureté serait aussi tant le code d’honneur avec justice (Bin, joué par Liao Fan, héros dans Black Coal, Bai ri yan huo, Yi'nan Diao, 2014, médiateur, concilie), droiture, fidélité et loyauté (la scène avec le « frère » endetté qui porte le même nom que celui du réalisateur) que l’insertion dans le circuit économique par reconversion (Bin s’occupe d’une centrale électrique ; l’étudiant en droit des affaires et conseiller mafieux devient un riche homme d’affaire) mais aussi et surtout la pureté des sentiments corrodés par la vie. Ici, nul couple figé dans la lave comme à Pompéi. La femme est, comme d’habitude chez Jia Zhang-ke, perdante mais battante et, pour tout dire, moins lâche que les hommes : blessée, elle renaît de ses cendres. Le film se déroule en trois actes, avec force ellipses délicates (2001, 2006, 2016), ponctués par des coups sourds comme au théâtre. Le metteur en scène a eu l’idée du film en voyageant jusqu’à Shanxi dont il est originaire. Comme dans Still life (San xia hao ren, 2006), il choisit l’image du barrage des Trois-Gorges (Yangzi Jiang, Hubei, centre) et de l’inondation de lieux de vie, comme en Turquie (mais c’était déjà le cas avec la politique de Roosevelt aux USA, cf. Le fleuve sauvage, Wild River, Elia Kazan, 1960) symbole de la politique autoritaire et d’une modernité ravageuse. Le titre original n’est-il pas Les Hommes et les femmes des rivières et des lacs soit une métaphore de la pègre ? En un split screen digne de de Palma (Snake Eyes, 1998, par exemple), l’individu n’est plus qu’un personnage sur un écran vidéo de contrôle, une tache pixelisée, tramée.  

 

Le film, d’abord un road movie dont la donnée principale est la durée, est si riche que des pistes sont ouvertes sans être pourtant exploitées complètement : science-fiction avec évocation d’extraterrestres ; western avec un plan panoramique sur un désert chinois du Xinjiang en proie aux projets touristiques fous ; l’ethnologie avec ce travelling sur les personnages présents au port ; la comédie musicale, suscitée par l’ancienne danseuse Zhao Tao, avec cette fois YMCA de Village people qui succède à Go West dans Au-delà des montagnes (Shan he gu ren, 2015), où les gangsters se convertissent à la danse de salon, cet autre couple alerte de danse acrobatique, ce rocker qui chante faux.

 

Malgré les multiples producteurs, dont Arte et MK2, et producteurs exécutifs, tout le monde s’étonne que ce film soit reparti bredouille d’un Cannes 2018 plutôt falot.