Les poètes et le pognon par Nathalie Quintane
J'avais d'abord prévu de lire ce texte, qui porte un titre de conférence, pour une performance poétique, ou de poésie (enfin, on ne sait pas très bien comment dire) dans une fondation privée largement couverte par la presse à l'automne 2014. Soit que cette performance porte un titre trop proche d'un titre de conférence - ce pour quoi je n'étais pas engagée -, soit que le titre lui-même ait causé un souci (souci que j'eus, à l'époque, du mal à identifier, et qui n'était peut-être pas franchement un souci, plutôt une réticence, une précaution, un atermoiement), la performance ne se fit pas, et je gardai le titre en repoussant plus tard le moment de dire quelque chose sur les poètes et le pognon. J'ajoute qu'il y avait eu alors tout un foin à propos de l'inauguration de cette fondation bien couverte par la presse, et que des amis me pressaient de donner un avis, car nous étions, comme tout un chacun, passablement embrouillés concernant notre rapport au pognon, et comme nous étions tous bien embrouillés, et comme chaque fois qu'on est bien embrouillé, certains adoptaient une position claire et bien tranchée, tandis que d'autres prenaient eux aussi une position claire et bien tranchée, mais pas la même.
En ce qui me concerne, et pour éviter de me défiler plus longtemps quant à mon propre rapport au pognon par rapport à la poésie, mes conditions d'existence, en place bien avant mon entrée dans la poésie (ou, disons, une activité à tendance littéraire mal rémunératrice), s'étaient chargées d'elles-même de résoudre le problème : j'étais salariée ; je considérais une partie de ce salaire, acquitté par l'Etat, comme la part qu'il versait malgré lui à l'activité mentionnée ci-dessus et qu'il ne se sentait pas de rémunérer directement, pour diverses raisons dont une : elle n'était pas considérée comme payante ni devant être payée - parmi tous les actes classés encore aujourd'hui comme artistiques, le poétique est sans doute celui qui est réputé être le plus gratuit, gratuit par essence pour ainsi dire, un travail dont on n'envisage pas qu'il puisse correspondre à une somme d'argent, encore moins à un salaire, un travail impossible à estimer, à tous les sens du terme : positivement inestimable, ou trop insignifiant pour qu'on songe seulement à y associer la monnaie. Un travail qui ne vaut rien. La poésie dépassait donc, et de loin, le tour de force réussi par l'art lorsqu'il parvient à échanger, par exemple, un objet manufacturé contre des millions. Cet objet, encore fallait-il l'acheter, encore fallait-il qu'il fût fabriqué, encore fallait-il inclure dans cette fabrication le coût dit du travail, les charges et les impôts de l'entreprise, encore fallait-il qu'il fût accueilli par une institution artistique qui, elle-même, etc. Bien que parfaitement « institutionnalisée » (CNL, Maisons de la Poésie, etc), la poésie était considérée comme l'invendue du commerce culturel - à preuve, ce célèbre architecte, passé de la collection d'art contemporain au mécénat d'édition de poésie, au motif que les poètes étaient forcément moins vendus que les artistes. Et en effet, en livre, la poésie continuait à "ne pas se vendre", c'est-à-dire à se vendre très peu. En performance, elle suivait tangentiellement une courbe dont l'aboutissement était l'intégration à l'art, la performance poétique devenant alors un aspect de l'art contemporain, rémunérée le plus souvent à hauteur d'une conférence de conférencier ou d'une lecture publique de poète, soit entre 150 et 1000 euros.
Un point est à éclaircir dans ce qui précède. Quand je dis qu'une partie de mon salaire est versée malgré lui par l'Etat à une activité de type poétique, je me donne à moi-même l'impression de détourner une somme qui pourtant est due à mon autre activité, la dépouillant ainsi et suggérant qu'elle ne vaut pas son salaire légal. C'est qu'un nombre important de poètes (d'écrivains, d'artistes, de musiciens) exercent aussi le métier d'enseignant, si bien que la doublette [activité artistique + enseignement] paraît pour ainsi dire naturalisée. L'Etat, me dis-je, quand il verse un salaire d'enseignant, n'est pas sans savoir qu'il subvient par la même aux besoins d'un personnel qui ne fait parfois pas qu'enseigner, et puisque ce personnel a deux activités pour le prix d'une, officielle et légale, il ne peut qu'envisager l'autre, officieuse quoique publique, comme un détournement de temps, le temps qu'il devrait consacrer à l'enseignement et au repos nécessaire à un bon enseignement et qu'il transfère à l'art, ou qu'il convertit en art. Le poète " perruque ", comme on disait autrefois dans les usines, il " perruque " d'ailleurs sans cache, par voie d'affichage si l'on peut dire, l'affichage étant chargé de compenser l'ambiguïté de sa situation et l'inconfort de quelqu'un qui se sait trop payé pour une seule activité puisqu'il a le temps d'en exercer une deuxième.
L'un des principaux effets pervers de cette situation, c'est que les diverses institutions et personnes que vous êtes amené à rencontrer quand vous êtes poète pensent que vous êtes aussi enseignant, ou que vous avez de toute façon un autre métier, puisqu'on ne vit pas de la poésie. Ils comprennent donc assez mal que vous insistiez pour être payé ou remboursé sans délais quand vous venez de faire une lecture ou une performance. Je me souviens de Tarkos, au milieu des années 90, assiégeant la dame décontenancée de « poésie dans un jardin » après sa lecture (dans le jardin), exigeant sur le champ le remboursement de son billet de train, la dame lui expliquant en articulant bien (peut-être parce que Tarkos lisait lui-même en articulant bien) qu'il recevrait plus tard un chèque, et Tarkos ne voulant pas recevoir plus tard de chèque mais tout de suite ; la dame n'avait sans doute jamais eu affaire à un poète aussi attaché à l'argent, absolument pas gêné de réclamer comme ça son chèque devant le public de « poésie dans un jardin » et les autres poètes, qui, eux, avaient la patience d'attendre l'arrivée du chèque dans leur boîte aux lettres - mais pas lui, lui était très impatient de recevoir son chèque, du jamais vu, sans compter que la SNCF de l'époque n'était pas la SNCF d'aujourd'hui, on pouvait prendre le train alors sans avoir à bouffer des pâtes pendant huit jours, ce n'était pas très cher, un billet de train, mais Tarkos n'en avait cure, ne se doutant pas qu'il n'aurait jamais connaissance de l'augmentation vertigineuse des tarifs de la SNCF.
Le fait que les lectures publiques de poésie aient lieu soit dans des institutions liées à la poésie en livre (Maisons de la poésie, médiathèques, etc), soit dans des institutions liées à la poésie comme art (festivals de théâtre, de danse et/ou de musique, galeries, musées, fondations, etc) a conduit dernièrement des gens à se demander essentiellement si la poésie dans un cadre a priori non-poétique était encore de la poésie, c'est-à-dire à reposer la question moderne de savoir si tout ça c'est bien de l'art (en l'occurrence, de la poésie) ou du cochon. Se demander ce qu'on paye quand on paye un poète ou un poème (ce n'est évidemment pas pareil) repose la question. Par exemple, un poème imprimé sur papier par un éditeur à pignon sur rue est, en quelque sorte, garanti. C'est un bon poème, ou alors, si le poème est raté, c'est le poème raté d'un poète qui, en principe, ne rate pas ses poèmes. On ne saurait pourtant évaluer la part de cette garantie, impliquée mais non comprise dans le prix du livre, dont on sait à peu près à qui et en quelles proportions est retourné l'argent (auteur, éditeur, imprimeur, distributeur, diffuseur, libraires). C'est une garantie « symbolique » à tous les sens du terme, puisqu'elle ne rapporte concrètement rien et que son extension est sans limites - un poème de Rimbaud est garanti par l'histoire de sa réception au maximum, il est réputé être la pièce géniale d'un homme au génie indépassable pour le moment ; sur une échelle de 1 à 10, un poème de Rimbaud atteint 9 ou 10, et cela même si on peut le lire gratuitement en bibliothèque, sur internet, ou dans une vieille édition de poche. La garantie poétique du poème imprimé est assimilable à ce qui fait qu'une œuvre d'art en dur (installation, peinture, sculpture, etc), une fois validée par une institution de l'art, peut être négociée - sauf que, dans le cas du poème, ce n'est pas l'œuvre elle-même qui rapporte (ou alors si peu) mais la garantie qui est mise en avant par le poète lui-même pour récupérer quelques subsides (la commission poésie du Centre National du Livre n'accorde des bourses aux auteurs qu'à partir du moment où la littérature poétique est éditée par un répertoire de maisons limité, en capacité de garantir la qualité du travail). Cette garantie de base fournie par le poème en papier est plus ou moins étendue grâce à des données sujettes à variations - une « réputation », aménagée par la validation des pairs, une critique dans un magazine ou sur un site, un passage à la radio, le bouche à oreille, etc.
En cherchant d'où pouvait bien venir l'avalanche de pognon procurée à moi-même par le parlement flamand en 2004 lors de son festival annuel de poésie à Bruxelles (ni moi ni Stubbe 1, à l'époque, en français ni en flamand - qu'elle parlait -, n'avions pu obtenir de réponse sur place - supposant qu'il s'agissait de subventions ; mais quelles ?), je suis tombée sur trois listes qui ont le mérite d'être obscures en même temps que claires. Les auteurs de cet article sur les artistes et leurs intermédiaires réclament grosso modo qu'on juge le travail en lui-même et non son contenu thématique. Au niveau de l'artiste (première liste), les qualités intrinsèques sélectionnées sont : nécessité, talent/génie, artisanat, sérieux, inventivité etc. Au niveau de l'œuvre (deuxième liste) : actualité, pertinence, contenu, approfondissement, aller à l'essentiel, beauté, puissance mentale, sublime, intensité etc. Au niveau du public (troisième liste) : fascination, étonnement, questionnement, abstraction, liberté d'interprétation, émotion, confusion, catharsis etc. On aimerait tous pouvoir tabler sur des critères à mi-chemin entre le fonctionnariat (sérieux de l'artiste), le new-age (puissance mentale) et le romantisme de 2015 (émotion/confusion), mais comme rien n'est tenable dans ce bazar, comme on dit en Belgique, on peut comprendre qu'une commission culture choisisse finalement de se baser sur le nombre de petits pauvres mentionnés dans le poème, le coup de main donné à l'éducation nationale ou aux éducateurs de rue (workshops), le récit ou le film d'une rencontre entre juifs et arabes dans une cité à l'occasion d'une distribution de pâtisseries orientales. Après-guerre, l'Europe n'était pas naturellement obscène et les ministres de la culture n'étaient pas naturellement incultes - au moins ne pensaient-ils pas que l'art, c'est les « industries culturelles ». J'ai même vécu un moment où une maison d'édition de jeunes pouvait prendre ce titre d'« Inculte » par provocation gentille, antiphrase et tout ça. Mais plus aucun ministre en exercice ni chef de cabinet n'est accessible à l'antiphrase aujourd'hui, car il faut d'abord qu'on leur trouve des phrases. Ce sont les circonstances qui changent, et ce sont les circonstances que l'Europe regarde changer sous ses yeux effarés, tentant d'appliquer une fois encore ses bonnes intentions natives (la paix, pas la guerre) à des agencements qui n'ont plus d'intentions bonnes depuis longtemps. Quatre cent cinquante personnes viennent de se noyer en Méditerranée : sauvons un petit pauvre dans un poème. Cela dit, je ne pense pas que le contenu invalide systématiquement le contenant - ce n'est pas parce qu'on y causera d'un petit pauvre que le poème sera mauvais ; et l'inverse est exactement vrai.
Je me permets de revenir le plus brièvement possible sur ce mémorable épisode flamand, histoire d'y voir moi-même plus clair. Déjà, l'avion, le chauffeur à l'aéroport, et la chambre qui m'attendait au Plaza (écologique, luxueux, animaux autorisés) m'avaient mis la puce à l'oreille - mais une puce non-identifiée. Stubbe et moi lûmes deux fois dix minutes la même chose dans une salle gigantesque, d'au moins deux mille places et remplie de Flamands venus écouter de la poésie en flamand, et un peu en français. A la fin de nos prestations, nous fûmes conviés à l'étage du parlement pour être payés. Une porte s'ouvrit sur une pièce anormalement grande (ce qui me laisse à penser que nous avons pour la plupart l'habitude de vivre dans des pièces anormalement petites) ; tout au fond, derrière un grand bureau, un homme attendait assis devant une valise, qu'il ouvrit pour en sortir une liasse. La valise était pleine de biftons. Je regardais mes billets épatée, quand une dame me demanda si j'avais bien pris l'avion entre Marseille et Bruxelles, oui, et qu'alors, comme j'habitais à Digne, il m'avait forcément fallu prendre un train, ou une voiture, entre Digne et l'aéroport de Marseille ; j'évaluais ce trajet, entre Digne et l'aéroport, à combien ? demanda la dame. Je voyais bien qu'il y avait encore un sacré paquet de biftons disponibles mais tout de même fallait pas pousser et je surestimai un tout petit peu la somme, que la dame couvrit généreusement, plus un bonus, et je me dis immédiatement que j'aurais dû demander beaucoup plus. Stubbe et moi, on a tout de suite soupçonné du blanchiment d'argent. Il m'était arrivé, toutes proportions gardées, un peu la même chose à Majorque, lors de ce festival auquel je fais allusion dans Tomates, sans doute largement financé par les héritiers franquistes d'un poète qui fit des vers correctement rimés et correctement comptés (une morale, au XXe siècle) - abondance de cadeaux. Avec le recul, je crois qu'il est fort possible qu'à Bruxelles j'aie eu accès directement, pour une fois, à la manne européenne en matière de culture. Tout cet argent, qui autrement se perd dans les poches des divers pastoralismes en activité entre les décisions bruxelloises et les artistes, était tombé directement dans mes poches, et j'avais enfin une évaluation juste, selon la commission européenne, de mon travail : oui, voilà ce que valaient mes petites propositions poétiques, mes heures de travail sur les chaussures ou Jeanne Darc, la façon que j'avais de lire en public, ce que j'écrivais et la manière dont je l'écrivais, et la conclusion de la commission européenne, la conclusion de l'Europe, quant à mon cas, vu ce qu'elle venait de me verser comme pognon, c'est que je n'avais absolument plus besoin de bosser par ailleurs pour vivre, la poésie me suffisait largement - les poètes danois, suédois et norvégiens n'étaient-ils pas, à l'époque, dispensés de travail alimentaire grâce à des bourses réglées par leurs nations respectives, des grants, comme ils disaient, en s'étonnant de ce que je ne bénéficie pas moi-même d'une grant, et qu'est-ce que c'était que ce pays de barbares où les poètes n'avaient pas de grants ?
Par déduction, étant donné ce que la commission européenne me versait en 2004, c'est-à-dire quatre ans avant la crise, je me suis dit qu'après 2008, vu les dividendes et tous les bonus et les gains collatéraux que continuait à engranger le privé, si le public me lâchait pour que le privé me reprenne, j'allais être littéralement arrosée de biftons, j'allais pouvoir négocier ma garantie - quinze ans de bons et loyaux au service de l'amélioration du cerveau humain par la poésie - à une altitude inespérée. Si le privé, donc, compensant la perte du public, me payait proportionnellement, alors ma situation allait devenir proportionnelle. Je devais me préparer dores et déjà à recevoir de solides proportions. Cependant, connaissant le sens de la retenue de tout un chacun dès qu'il s'agit d'argent, quand j'aurais quelqu'un du privé au téléphone ou en vis à vis, je n'allais pas exiger de suite des mille et des cents, je parlerais tout d'abord de sommes raisonnables, en laissant la porte ouverte à la négociation (combien de fois mes proches ne m'avaient-ils pas dit qu'il fallait de toute façon négocier, ne jamais accepter la première somme mais exiger toujours au-dessus, puis descendre progressivement, en deux étapes, et accepter finalement la troisième proposition). Mais à quelle hauteur placer le raisonnable d'une somme quand les bénéfices nets de l'entreprise invitante pour une année se chiffrent à 3,43 milliards ? C'est ce que ne m'avaient pas appris mes profs de maths des années 70, et même 80. Bah, dix mille euros suffiraient pour une première proposition, et descente à huit mille.
A l'automne 2014, j'ai eu deux invitations privées, celle de l'entreprise à 3,43 milliards et une autre, plus modeste mais d'excellente réputation. La 3,43 m'évaluait à 500 euros, et comme c'était un ami qui faisait le programme, je n'ai pas osé négocier. Quant à la seconde, elle verserait 300 euros, mais à condition que j'habite Paris. En effet, le transport et l'hébergement n'étaient pas prévus, et d'ailleurs, les poètes et les artistes habitent Paris, soit le prix d'un ticket de métro. Donc, je devais déduire de mes 300 euros les billets SNCF, et si je connaissais quelqu'un qui pouvait m'héberger à Paris..., entendis-je, -mais il y avait longtemps que mes amis, qui, autrefois, dans les années 90, vivaient dans des petits deux pièces confortables (me couchant dans un canapé-lit), vivaient à présent dans des placards à balais ; par exemple mon amie X avait aménagé une sorte de chambrette pour son fils derrière des étagères de livres tandis qu'elle-même couchait dans le canapé-lit qu'autrefois j'avais pu prendre, quand elle avait un lit, tandis que mon amie Y, qui prêtait son studio avec toilettes sur le palier à un traducteur qui n'avait plus d'appartement, dormait chez un ami qui, lui-même, avait à présent du mal à pénétrer dans son propre appartement, trop petit pour accueillir des meubles en plus de sa bibliothèque, si bien qu'il n'y avait plus qu'un lit et une table, sur laquelle je ne pouvais décemment m'allonger, car ce n'était pas un matelas et que je craignais beaucoup pour mon dos, sans compter que je suis grande et que mes pieds auraient dépassé de la table ; ces amis avaient bien cet autre ami, qui avait finalement opté pour une solution intermédiaire consistant à essayer de trouver un maximum de choses à faire en dehors de Paris, car il n'y avait qu'un lit chez lui et pas de chaises, et que son appartement était en mauvais état et pas chauffé, soit que le chauffage ne fonctionne pas, soit qu'il n'ait vraiment pas de blé à mettre dans un détail aussi accessoire, mais je craignais le froid aussi bien que les tables, car en province, où j'habitais, je dormais dans un lit et je mettais le chauffage l'hiver. Enfin bref, je me souvenais, certes, d'une période pas si lointaine où il y avait pléthore de canapés-lits pour les poètes provinciaux en visite à Paris, mais ces mêmes canapés-lits étaient à présent occupés par leurs légitimes propriétaires qui n'avaient plus de lits ou qui n'avaient plus de place chez eux que pour un lit, donc est-ce que la privée invitante, en plus des 300 euros d'honoraires, ne pouvait pas se fendre d'une chambre d'hôtel à 70 euros, pensai-je, pensant que mon interlocuteur penserait la même chose sans que j'aie à le dire, et au silence, je comprends que ce sera 300 euros ou rien, et qu'en vérité, ce qu'on m'offre, c'est un petit séjour gratis à Paris, puisque déduction faite du trajet SNCF, de la chambre d'hôtel et des frais de bouche, il ne me restera plus rien. Contre une demi-heure de lecture (et souvent l'invitant suggère que pour 200 euros c'est 20 minutes, mais que pour 300 ou 350, faut tenir trois quarts d'heure), on m'offre un week-end à Paris, et c'est assez souvent ce que je me suis entendue dire ces derniers temps, public ou privé : oh, ben, ça vous fait un petit week-end à Paris en plus, en somme, vous n'avez pas à vous plaindre, puisque par dessus le marché et aux frais de la princesse, vous prenez du bon temps dans la capitale - et bien sûr que c'est gentil, comme remarque, bien sûr que c'est gentiment dit.
Par conséquent c'est l'automne dernier, en 2014, que je me suis définitivement rendue à l'évidence : les fondations privées n'allaient pas me couvrir de biftons, elles s'étaient mises à faire avec les poètes et les performers ce qu'elles faisaient depuis longtemps avec les artistes : un échange de nom contre une défiscalisation. Ce que permettait la poésie devenue un aspect de l'art contemporain c'était ça, mais en moins cher, et le pognon qui me serait revenu si elles avaient payé leurs impôts m'était par elles en partie reversé, prestige en plus (luxe, haute-couture) à condition que je tienne trois quarts d'heure ou que j'utilise les Nouvelles Technologies - et que j'évite les sujets qui fâchent. En fait, c'était à peu près la même chose que pour la charité, système parfaitement rodé aux Etats-Unis : l'entreprise, subventionnée en partie pour cela par l'Etat, versait au coup par coup et aléatoirement, à Pierre ou à Paul, en fonction de la stratégie de communication en cours, des aides qui autrement auraient été réparties sans avoir à être associées à l'idée d'aumône (ou de mécénat).2
Quand on commence à prendre de l'âge - ce qui est mon cas -, on craint parfois que les petites tactiques mises au point dans notre jeunesse pour faire face aux impondérables, et qui étaient ad hoc alors, n'aient pas envie de vieillir avec nous et continuent à pointer leur nez en toutes circonstances, histoire de montrer qu'elles sont encore vaillantes. Par exemple, c'était la période du je-préfère-ne-pas, mais c'était aussi la période du allons-y-tous-azimuts. On pourrait opposer qu'il y a contradiction entre le je-préfère-ne-pas et le allons-y-tous-azimuts. Eh bien, pas du tout. En tout état de cause, notre jeunesse a semblé résoudre pendant un bon moment cette contradiction apparente en y allant à fond, y compris dans la retenue. D'abord, l'idée, dans les années 90, ç'avait été de faire en public, et peu importe le lieu et les circonstances, si bien que quand je veux me marrer un coup avec des copains, je leur raconte toujours quelques-unes de mes lectures de ces années-là, celle où j'avais lu sans micro des Remarques au milieu d'une concentration de voitures anciennes dans un petit village du sud-ouest, et comment je m'étais penchée par la fenêtre en hurlant sur un conducteur en casquette et lunettes de pilote automobile, ou alors une lecture au festival de Rotterdam, présentée par un célèbre animateur (en fait, c'était un peu comme si Arthur avait introduit Jean-Christophe Bailly à Bobino), ou encore l'une de mes rares lectures en fac, installée sur une chaise dans une salle devant trois personnes assises sur trois chaises, la prof et deux étudiantes, tandis qu'on passait sans interruption dans le couloir, derrière la vitre, ou encore une autre, tiens, en plein mistral sur une placette provençale, les feuilles s'étaient envolées, et une fille au loin avait crié un truc du genre Dégage, connasse. Bref, lire n'importe où n'importe quand, c'était l'idée, et qu'il ne fallait rater aucune occasion de toucher un public, c'est-à-dire quelqu'un dans le public, et encore mieux, quelqu'un là par hasard dans le public, quelqu'un qui ne connaissait pas la poésie ni ce type de performance et voilà, qui, d'un coup, les découvrirait, ce gars-là on devait aller le chercher jusque dans les bars et les autobus RATP, ce qu'on faisait était tellement puissant que de toute façon, ça pouvait marcher jusque dans les festivals de danse-contact et les festivals de Métal, et alors pourquoi pas les inaugurations pleines de bourgeoises en Louboutins, pourquoi est-ce qu'on les priverait de notre poésie, de quel droit on s'abstiendrait face aux hipsters héritiers de Total et pourquoi faire le Bartleby devant des gars de l'ESSEC échoués là entre deux vernissages, et où pouvait bien se situer, à l'époque, la limite entre cette posture clairement mythomane, enthousiaste, généreuse, à la ramasse, et le retrait sec d'un Blanchot donné comme modèle ultime dans les années 70/80 ? Une autre idée de l'époque, qui nous permettait d'aller nous exprimer jusque chez Cartier, son theatrum botanicum et ses diamants, c'est qu'il fallait prendre le pognon là où il était, chez les riches, sans état d'âme, et ça c'était la position des plus extrémistes à la gauche de la gauche. Mais aussi, comment faire la différence, dans une soirée Cartier, entre les extrémistes de la poésie qui y vont juste pour piquer le blé et les autres, qui y vont juste pour faire une performance ?
Question Cartier, depuis le temps, j'ai un lot d'anecdotes - c'est un peu comme Alphonse Daudet sur la Provence à l'époque des Lettres de mon Moulin. D'ailleurs, on devrait se souvenir un peu plus du début de La chèvre de monsieur Seguin, l'une de mes histoires préférées, puisque c'est avec elle que j'ai appris à lire. Le voici, ce début :
A M. Pierre Gringoire, poète lyrique à Paris.
Tu seras toujours le même, mon pauvre Gringoire !
Comment ! on t'offre une place de chroniqueur dans un bon journal de Paris, et tu as l'aplomb de refuser... Mais regarde-toi, malheureux garçon ! Regarde ce pourpoint troué, ces chausses en déroute, cette face maigre qui crie la faim. Voilà pourtant où t'a conduit la passion des belles rimes ! Voilà ce que t'ont valu dix ans de loyaux services dans les pages du sire Apollo... Est-ce que tu n'as pas honte, à la fin ?
Fais-toi donc chroniqueur, imbécile ! Fais-toi chroniqueur ! Tu gagneras de beaux écus à la rose, tu auras ton couvert chez Brébant, et tu pourras te montrer les jours de première avec une plume neuve à ta barrette...
Non ? Tu ne veux pas ?... Tu prétends rester libre à ta guise jusqu'au bout... Eh bien, écoute un peu l'histoire de la chèvre de M. Seguin. Tu verras ce que l'on gagne à vouloir vivre libre.
Amusant que nos mécènes et gouverneurs actuels aient pris le soin de nous avertir il y a cent cinquante ans par la bouche d'Alphonse Daudet, non ? Tu verras ce que l'on gagne à vouloir vivre libre.
Or, dans le conte, la chèvre n'est pas cynique.
Mais passons à l'anecdote : au début des années 2000, SB et XB font de la musique ensemble. Le CD qu'ils enregistrent, ils l'appellent Donne-moi ton sperme. Je ne sais pas si c'est de bon goût, en tout cas ça en a. A l'invitation de Cartier, toujours friand d'« événementiel », ils proposent un concert intitulé Donne-moi ton sperme - un concert de promo du CD, en quelque sorte. Se manifeste alors ce qu'on appelle entre nous le syndrome de l'algue (faire l'algue : se mouvoir d'avant en arrière et de gauche à droite pour retarder le moment de faire ou de dire quelque chose ; possible par le corps ou par la voix, par exemple au téléphone ; mode de communication relativement courant dans les institutions, qu'elles soient publiques ou privées, qui en font une fonction du langage à part entière) : ... ce titre (mouvement d'algue)... vous êtes sûrs... (mouvement d'algue)... c'est que (mouvement d'algue)... ça peut peut-être (mouvement d'algue)... choquer notre public (mouvement d'algue)... non vraiment : c'est impossible (fin à la Daudet).
Résumé : on peut, pour une même prestation poétique, être juste défrayé, ou bien logé dans un quatre étoiles, ou bien gagner un treizième mois de salaire ou à peine de quoi se payer un pull, etc, en fonction du budget de la puissance invitante - et sans doute de diverses autres considérations : à raison, on ne versera pas cinquante euros à Guyotat s'il se déplace pour une lecture. C'est autant la prestation qui est payée que le poète. Autant le travail que la personne. C'est que la poésie est une activité comme une autre, de ce point de vue (pourquoi payer un cadre quatre fois ce qu'on paye un ouvrier ? Quelque chose là-dedans est sur-évalué, ou sous-évalué...). Dans son essai sur la force politique des images3, l'historien Patrick Boucheron rappelle que Lorenzetti, le peintre qui peignit la série de fresques intitulées « Les effets du bon et du mauvais gouvernement » dans la salle de la paix du palais public de Sienne, fut d'abord rémunéré par la ville à la tâche, en tant que chef de chantier, avant d'être reconnu - et c'était nouveau, ça venait de sortir - comme artiste au sens moderne, et donc actuel, du terme, ce qui, étant donné la période pendant laquelle il exerçait, lui permettait d'être également et indissociablement philosophe et politique - sa peinture était un « acte civique », selon Boucheron. Les temps que nous traversons depuis et qui nous badigeonnent font que lorsque nous sommes identifiés comme poète (ou écrivain), si nous voulons dire quelque chose de politique, par exemple, nous devons le signaler, comme si nous mettions une petite cloche au poème pour accompagner, parce que sinon on ne sait plus sur quel pied danser (alors, vous êtes plutôt artiste ou intellectuel de gauche ? plutôt pompier ou examinateur ?). Un moyen simple de vérifier qu'encore aujourd'hui, malgré les prétendues hybridations, mixages, inter- et multi-médias, les domaines sont étanches et séparés, c'est que certains philosophes prennent bien soin d'expliquer que la poésie est au-dessus de la philosophie, c'est une philosophie, mais au-dessus de la philosophie, qui permet de connaître autrement mais mieux, cependant que certains poètes expliquent que la poésie, c'est en dessous de la philosophie, une forme de connaissance similaire à la philosophie mais tout de même un peu en dessous. L'important, d'ailleurs, ce n'est pas la hiérarchie posée mais la séparation maintenue et l'assignation de chacun à une tâche qui lui serait propre. Bref, pour en revenir à ce que je disais, ce n'est pas mon travail qu'on rémunère, c'est moi qu'on paye. Et je crois que si le type de travail que je fais et le temps que j'y passe peuvent être évalués (même si c'est difficile et à discuter), en revanche, je ne vois pas très bien ce que je vaux. On dira : tu vaux le nombre de livres que tu vends. Et c'est en effet comme ça que ça se passe. Houellebecq est plus important que Guyotat. Houellebecq a de l'argent, pas Guyotat.
Que l'activité artistique est soumise à l'économie de marché comme n'importe quelle autre, ce n'est pas une information nouvelle. Dans un texte qui ne se contente pas de s'amuser avec la langue managériale en la parodiant4, Martin Le Chevallier explique comment il a fait appel à une agence spécialisée afin de « réussir en art grâce aux méthodes du Consulting ». C'est l'agence qui résume les attentes du client dans une formule : « Un défi majeur pour Martin Le Chevallier : devenir un artiste de premier plan.» Le défi n'est pas de réaliser une œuvre de premier plan, ce qui conduirait logiquement à devenir un artiste de premier plan, mais de devenir d'abord un artiste de premier plan - ce qui permettra de lire rétrospectivement l'œuvre comme une œuvre de premier plan. La valorisation de la personne de l'artiste nécessite l'effacement de l'œuvre ; c'est lui qui le vaut bien, non ce qu'il fabrique ; on évalue donc l'artiste sans son œuvre (non pas « sans œuvre »); mais selon quels critères évaluer un individu, sinon des critères moraux, et plus spécifiquement les critères moraux en usage dans l'entreprise, puisque ce sont ces mêmes critères qui aujourd'hui sont partout en usage ? L'artiste est-il sérieux ? accessible ? disponible ? créatif ? réaliste mais ambitieux ? De là, pour l'œuvre : est-elle sérieuse ? accessible ? innovante ? réaliste mais ambitieuse ? etc. Encore embarrassé par la légende ou les petites mythologies liées à l'artiste dans sa version moderne, Martin Le Chevallier déclare souhaiter : « une reconnaissance qui [le] laisserait libre de prendre un chemin ou un autre, de produire ou de ne pas produire, tout en continuant à manger. » Autrement dit, Martin Le Chevallier souhaite une reconnaissance qui ne soit pas indexée sur son travail mais sur sa personne - faîtes-moi confiance, et puisque je n'ai rien de concret à vous proposer pour le moment, la confiance doit suffire : spéculez donc sur cette confiance. C'est là que le désir de l'artiste rejoint, hélas, celui du marché. Un marché qui n'achète plus des objets (d'art) ou des propositions (artistiques) mais des supports à spéculation, de sorte que, d'une certaine manière, la marchandise elle-même se retire en devenant support - un peu comme le métal (précieux ou non) disparut dans le billet de banque, puis le billet de banque dans l'échelle logarithmique. Ce que l'agence de Consulting propose à l'artiste de vendre, puisque c'est ce qu'achètent le marché et les institutions, c'est une « position de référence ». Comme le texte le rappelle en conclusion, les « flux financiers dominants sont orientés vers les valeurs sûres, la spéculation et le second marché » - mais les trois sont-ils séparables, dans la mesure où les collectionneurs émergents spéculent sur des valeurs sûres qu'ils revendent ensuite en fonction de l'air du temps ou de leurs propres besoins ? L'argent a gagné(c'est la conclusion de Judith Benhamou-Huet), et si l'argent a gagné, ce n'est pas seulement l'art (support à spéculation) qui a perdu, c'est aussi l'artiste (nouveau support à spéculation) - le suicide de Mike Kelley nous en a récemment averti ; on aura beau jeu de l'expliquer par une dépression personnelle, comme on le fait pour un employé de France-Télécom : ils sont morts pour les mêmes raisons.
Parler travail et parler de travail, c'est la chose dégoûtante à laquelle a du mal à se résoudre le « milieu culturel » - donc les poètes qui en font partie. Aussi prend-on bien soin de dire plutôt "activité" ou "passion", quand on parle d'art et de poésie, pour soigneusement les distinguer du travail salarié ou des "interventions" payées au lance-pierre qui, par transfert, permettent de vivre "en poésie". Tant que le travail artistique ne sera pas reconnu et défini comme un chantier ou un laboratoire - au premier degré, littéralement et non métaphoriquement -, tant qu'on lira métaphoriquement Rimbaud (« d'autres horribles travailleurs »), tant qu'on refusera (ou qu'on omettra, par intérêt et non par pudeur) de considérer le travail artistique comme un travail et d'appeler un chat un chat (car je bosse, présentement), tant qu'on le fera, plus ou moins consciemment, pour ne pas être assimilé et confondu avec la plèbe des travailleurs ordinaires, tant qu'on contribuera à faire perdurer la légende de l'artiste moderne en croyant qu'elle nous protège alors qu'elle ne fait que nous exposer davantage à la dureté des temps en nous isolant, et par cet isolement, empêche qu'on envisage de possibles actions communes, des actions qui aillent au-delà du collectif ad hoc ou des associations provisoires qui se sont multipliées ces dernières années (pour, comme le rappelle Le Chevallier, compenser l'atomisation du marché de l'art, la fin des galeries, etc), des actions qui ne regroupent pas seulement des artistes ou des intellectuels précaires (mais c'est déjà ça) et iraient à la rencontre des autres travailleurs, nous pourrons dire non seulement que nous avons largement contribué à installer la situation calamiteuse dans laquelle nous sommes, nous, mais qu'en plus nous y avons contribué pour tous les autres en pariant essentiellement sur notre propre tête - "au cas où", "tôt ou tard", comme diraient les économistes, qui sait, ça peut tomber sur moi, je peux enfin réussir en art -, et en validant ainsi le fait que parier sur sa propre tête est le bon modèle, le modèle à suivre.
1 Gwenaëlle Stubbe a publié, entre autres, Salut, salut, Marxus (Al Dante, 2006) et Ma tante Sidonie (P.O.L., 2010).
2 cf. l'article de Benoît Bréville, « La charité contre l'état », publié par Le Monde Diplomatique en décembre 2014. http://www.monde-diplomatique.fr/2014/12/BREVILLE/51013
3. Patrick Boucheron, Conjurer la peur, éd. du Seuil, 2013.
4. Isabelle Bruno, Emmanuel Didier, Julien Prévieux, en lecture libre : Statactivisme, comment lutter avec des nombres, Zones, 2014.