The Lost City of Z, film de james Gray par Michaël Moretti
Fade to Gray
Tournage épique
Le projet date de 2009, suite à la sortie, bien accueillie, du livre du journaliste du New Yorker, qui s’y consacra trois ans, Grann, via une enquête sur la mort mystérieuse d'un spécialiste de Conan Doyle où surgit Le monde perdu (The lost world, 1912) et un certain Percy Harrison Fawcett. Gray, sorti du plat Two lovers (2008), lointainement inspiré paraît-il de Les nuits blanches : roman sentimental (souvenir d'un rêveur) (1848 ; adapté par Luchino Visconti, Le notti bianche, 1957 et par Robert Bresson, Quatre nuits d'un rêveur) de Dostoïevski, écrit un scénario, sa première adaptation d’un texte, où il ne garde que l'épopée de l'exploration, abandonnant la partie contemporaine du livre qui montre le journaliste aux prises avec les difficultés de la jungle et la menace des dernières tribus d'Indiens. « Je voudrais faire un genre d'Indiana Jones, mais avec un héros qui réfléchit à ce qui lui arrive ». Selon Grann, Gray travaille la « question de la dernière frontière et met en avant l'idée que le progrès humain va de pair avec l'exploration ». L’écologiste Brad Pitt, producteur du film, détenteur, à travers sa société Plan B, des droits du livre, voulait jouer le rôle-titre. Ses collaborateurs ont envoyé le livre à Gray. En ce sens, c’était une commande. L'acteur hollywoodien a dû abandonner le rôle principal en raison d'un agenda trop chargé. Finis les repérages au Mato Grosso (Brésil). Idem pour Benedict Cumberbatch qui privilégia le tournage de Doctor Strange (Scott Derrickson, 2016). Gray repéra Charlie Hunnam, acteur britannique né en 1980 à Newcastle qui fit ses débuts à la télévision à l’âge de neuf ans, chez Guillermo del Toro (Pacific Rim, 2013 et Crimson Peak, 2015). Il avait joué auparavant dans Hooligans (Lexi Alexander, 2005), un biker dans la série Sons of Anarchy (Kurt Sutter, 2008). Il est arrivé sur le plateau dix jours après la fin du tournage de Le roi Arthur: La légende d'Excalibur (King Arthur: Legend of the Sword, Guy Ritchie, 2017). Nous le verrons dans un remake de Papillon (Michael Noer) dans lequel il reprend le rôle du roi de l’évasion qui fut incarné par Steve McQueen.
Les studios sont réticents : 80 et 100 millions de dollars d’investissement plus 50 millions en frais de sortie. La Paramount s’y colla puis se retira. Un temps, le projet sembla même abandonné. La ténacité de Gray, cet homme hypersensible et dur selon son biographe Jordan Mintzer, qui porte le projet pendant 9 ans, lui permettra de quitter New York et affronter 38° C avec 100 % d’humidité, des insectes, des crocodiles, des serpents, des araignées en Colombie, dans la région de Santa Martha au lieu de la Bolivie, pauvre en infrastructures cinématographiques. Il a attendu l’été 2015 pour pouvoir commencer à tourner. Pourtant, avant de se lancer, James Gray a écrit à Francis Ford Coppola, réalisateur d’Apocalypse Now (1979), pour lui demander des conseils pour un tournage dans la jungle. C’est l’un des films qui a donné à Gray l’envie de faire du cinéma : « Encore aujourd'hui, il correspond exactement à ce que j'aime, c'est-à-dire un mélange de spectacle et de vérité. » Coppola, se souvenant des conditions déplorables aux Philippines, n'a répondu que par deux mots « Don't go » (« n'y allez pas »). Il avait reçu le même conseil de la part de Roger Corman au moment de se lancer dans Apocalypse Now (1979). Gray a plus approché, dans la scène finale notamment, l’esprit de Conrad que Coppola mais moins que Brooks (Lord Jim, 1965) ; la pointe Kipling affleure. Finalement, c’est Amazon qui a acheté, à l'automne 2016, les droits de distribution, tout comme ceux de Manchester by the sea (Kenneth Lonergan, 2016).
Le Livingstone de l’Amazonie
Agé de 39 ans, Percy, aristocrate britannique et officier d'artillerie, né en 1867 à Torquay dans le Devon et expert en topographie, auparavant basé à Ceylan et à Malte, est envoyé par la Société royale de géographie (RGS) en 1906 pour cartographier une zone frontière encore inexplorée entre le Brésil et la Bolivie, pays au bord de la guerre à cause du caoutchouc. Fawcett est perçu comme « mal avisé quant au choix de ses ancêtres » : fantasque, son père, né en Inde et un temps proche du prince de Galles, est mort alcoolique, après avoir ruiné sa réputation et sa famille. La jungle, surtout après une magnifique scène de chasse à courre en Irlande contre un cerf suivie d’une scène de bal amidonné au milieu des boiseries et des lustres avec humiliation à la clé, est aussi celle de la haute société britannique du début du XXe siècle : « J'aimais l'idée de choc entre classes sociales, ou plutôt entre planètes, car on dirait vraiment que l'Angleterre victorienne, d'une part, et l'Amazonie, d'autre part, étaient deux planètes distinctes ». « Les couronnes ont disparu, mais pour le reste, on est à peu près revenu aux structures de la monarchie » constate aujourd’hui avec justesse Gray. Il se fonde sur un complexe de classe et sur un besoin de reconnaissance pour justifier le désir de gloire qui dévore l'explorateur. Celui-ci se heurtera, dans une scène digne de Cimino (La porte du paradis, Heaven’s gate, 1980), à l’incompréhension de la communauté scientifique pétrie de certitudes et d’ethnocentrisme teinté de colonialisme et de racisme lorsque l’explorateur évoque « Une civilisation cachée dont la découverte permettrait à l'humanité d'ouvrir un nouveau chapitre de son histoire. ».
La célébrité fraîchement acquise de Fawcett est concurrencée par celle de l'historien américain Hiram Bingham, qui, en 1911, vient de révéler au monde l'ampleur du site inca de Machu Picchu, l'ancienne citadelle nichée dans les Andes péruviennes. Ernest Shackelton part également à la même époque à la découverte de l'Antarctique. C’est reparti pour une deuxième expédition en 1912 grâce à un aventurier mécène, spécialiste des pôles, arriviste, égoïste et lâche, enfermé dans une vision colonialiste, James Murray (Angus Macfadyen). James Murray, affaibli par la maladie, délire. Fawcett doit abandonner ses recherches.
À la tête d'un régiment d'artillerie, Fawcett l'officier s'illustre pendant les combats sur le champ de bataille dans la Somme (« À la mort, le sel de la vie ! ») et gagne ses galons de colonel. Le fidèle aide de camp Henry Costin, barbu, sale, suant, désinvolte et résigné (Robert Pattinson, formé au théâtre britannique, laissant loin Twilight et ses conquêtes féminines dont la Stewart, qui tourna par deux fois chez Olivier Assayas dans Sils Maria, Clouds of Sils Maria, 2014 et Personal Shopper, 2016, le suit de l’enfer vert à celui des tranchées. Nous n’avons pas pu échapper à une russe, Gray restant fidèle à ses origines : « Ce que vous cherchez est plus grand que ce que vous n'avez jamais imaginé », prédit une voyante dans un boyau lors de la Grande guerre. Les crucifiés sur le champ de bataille remémorent J’accuse d’Abel Gance (1919).
En 1925, retraité vieillissant de 57 ans, l'explorateur monte son ultime expédition, après avoir peiné à lever des fonds auprès de Rockefeller et de journaux américains. Pour cette dernière mission, Percy Fawcett entraîne avec lui son fils aîné Jack, 21 ans, à moins que cela ne soit l’inverse, qu'il a à peine vu grandir, mais qui partage son rêve. Le jeune homme est accompagné de son meilleur ami, Raleigh Rimell. Dans Le continent perdu : dans l'enfer amazonien (Exploration Fawcett) de Percy Harrison Fawcett, selon un texte établi par le fils de l'explorateur, Brian Fawcett, il s’agit de huit missions qui furent menées en Amazonie. Plusieurs équipes ont tenté de marcher en vain sur ses traces : ils sont tous tombés comme des mouches, de faim ou de maladie ; une expédition lancée juste avant celle de Grann s'était retrouvée prise en otage par les indigènes. Les récentes découvertes de l'anthropologue Michael J. Heckenberger démontrent qu’il existait bien une civilisation en Amazonie.
Le spectateur retrouve les obsessions pour la tragédie, le mélo parfois avec des scènes d’hystérie (l’enfant qui se rebelle ; la femme lettrée et polyglotte, jouée par Sienna Miller dans un rôle analogue à celui qu'elle tenait dans American Sniper de Clint Eastwood, 2014, dite indépendante à l’heure des suffragettes, affirmant que « La peur n'a jamais déterminé notre avenir », qui accepte sa condition de bobonne alors qu’elle voudrait l’accompagner, Gray voulant « rendre compte de la tragédie que ce fut pour elle »), les liens du sang, les ambiguïtés de la transmission, y compris le cannibalisme : « Je m'identifie beaucoup à ce personnage qui cherche son chemin dans le monde, à sa lutte pour faire ses preuves, se débarrasser d'une certaine dose de honte... Ses rêves se heurtent à ce besoin nauséeux, terrifiant, qu'ont les humains de classer leurs semblables, de les hiérarchiser. » déclare Gray qui, fils de prolétaires au milieu d’ouvriers allemands WASP, fut honteux d’habiter au Queens à New York, de n’être ni un étalon ni un Apollon tout en nourrissant une soif infinie de reconnaissance.
Image soignée
Le chef opérateur franco-iranien Darius Khondji, au style pictorialiste reconnaissable, travaille ici sur un clair-obscur digne de Caravage. Gray recherche constamment dans sa filmographie le tenebroso qui évoque les tableaux de Georges de La Tour. Claude Lorrain, Rembrandt, le Douanier Rousseau, Turner, Corot sont parfois mentionnés en vrac. Outre les scènes de jungle, l’image sombre domine tout au long du film. Darius avait travaillé sur certains films de Caro et Jeunet (Delicatessen, 1991 ; La cité des enfants perdus, 1995 ; Alien, la résurrection, Alien: resurrection, 1997 du seul Jeunet), Bernardo Bertolucci (Beauté volée, Stealing beauty, 1996), Alan Parker (Evita, 1996), Roman Polanski (La neuvième porte, The ninth gate, 1999), David Fincher (Seven, Se7en, 1995 ; Panic room, 2002), Michael Haneke (Funny games U.S., Funny games, 2007 ; Amour, 2012), Sydney Pollack (L'interprète, The interpreter, 2005), Wong Kar Wai (My blueberry nights, 2007), Woody Allen (Minuit à Paris, Midnight in Paris, 2011; To Rome with love, 2012 ; Magic in the moonlight, 2014 ; L'homme irrationnel,Irrational man, 2015), Stephan Frears (Chéri, 2009), James Gray (The immigrant, 2013). Il a toujours revendiqué sa passion pour les acteurs et leurs visages, qu'il rend opalescents et fascinants. Cela tombe bien car Gray porte une grande attention particulière aux visages. Darius est habité par la musique, il a écouté Ma mère l’oye de Ravel (1910) dans la jungle.
Amateur d’opéra, Gray nous offre une scène d’opéra fantôme en pleine jungle, référence aux barons du caoutchouc qui inspirèrent le Fitzcarraldo (1982) de Werner Herzog. Un bateau échoué sur le Rio Verde laisse songer à Aguirre, la colère de Dieu (Aguirre, der zorn gottes, 1972) qui toucha au sublime kantien. Si ce film est évidemment un point de départ, Gray souhaite s’en détacher : « Car il y a aussi une forme d’accomplissement pour un homme comme Fawcett de parvenir à comprendre un autre monde. Même dans son échec, il y a une forme de transcendance qu’il n’y a pas dans les autres films. Dans Aguirre, il y a par exemple la question de l’avidité. Je ne pense pas, in fine, que c’était une motivation pour Fawcett. Son obsession est liée à un besoin d’échapper aux structures de la société d’où il émerge. »
A noter un superbe raccord osé, digne de Lean voire de Kubrick, entre une goutte en gros plan et un train qui roule à toute vapeur vers l’exotique.
Comme Nolan et quelques autres, Gray affectionne le 35mm, pellicule avec laquelle il s’entête pertinemment à tourner. « Le processus photochimique est un processus archaïque, organique, le seul à même de transmettre cette mélancolie qui est au cœur du film. A la différence du numérique, qui a à voir avec l'immédiateté, le celluloïd capture un passé à jamais révolu. Le numérique peut produire des choses magnifiques, comme le prouve Pedro Costa par exemple, mais ce n'est pas le même outil. ».
So what ?
Si le spectateur ne s’ennuie pas, le film est toutefois trop long, sans que les trois expéditions soient répétitives pour autant.
Gray oppose sentimental, où l’effet recherché est facile, comme un besoin primaire, à cause d’un dispositif scénaristique raté dominé par le « désir de se faire aimer du spectateur à travers l'œuvre d'art », et émotion où « L'émotionnel, c'est lorsque l'artiste y croit » lorsqu’il « créée organiquement à partir de la situation montrée dans le film ». « Dans les films sincères, les dilemmes et les décisions que doivent prendre les personnages ne sont jamais grossiers. » Malheureusement, cet amateur de La Tosca et de La bohème de Puccini force sur la corde sensible, ça ne passe décidément pas. Gray n’aime pas L’année dernière à Marienbad (A. Resnais ; A. Robbe-Grillet, qui évite précisément toute psychologie, point central du Nouveau Roman, 1961), qu’il oppose à Sueurs froides (Vertigo, A. Hitchcock, 1958) : « en surface, le film est incroyablement subversif, mais en réalité il est assez vain et creux, parce qu'il n'implique aucun investissement émotionnel - c'est comme observer quelque chose au microscope ». Il devrait pourtant en prendre de la graine pour neutraliser cette sensiblerie mélo de femme de ménage de plus de 50 ans. Depuis La nuit nous appartient (We own the night, 2007), Gray est constamment décevant. S’il reconnaît qu’« Au début de ma carrière, j'utilisais le genre comme une protection. », il n’en est pas sorti contrairement à Kubrick qui redéfinissait chaque genre investi. Comme Jeff Nichols, le spectateur est devant un « Rare exemple de cinéma classique contemporain » comme l’indique justement le Hollywood Reporter. Dans la lignée de Clint Eastwood ? C’est dire le niveau du cinéma actuel !
Influences
L’histoire de Fawcett a inspiré nombre de récits, de romans, de films et de séries. George Lucas s'en souviendra pour imaginer l'Indiana Jones (1981, 1984, 1989, 2008) de sa saga, comme avant lui Hergé pour le professeur Ridgewell que croise Tintin dans L'Oreille cassée (1935-37 ; 1943), ou encore Hugo Pratt pour la figure d'Eliah Corbett dans Corto toujours un peu plus loin. Quant au dessinateur Henri Vernes, il envoie Bob Morane Sur la piste de Fawcett (1954).
Un an après le raté The immigrant (2013), Gray écrivait Ad Astra, film de science-fiction actuellement en post-production.
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