Denis Montebello, Le Titien à sa maman par Philippe Di Meo
Des chiens et des hommes
Au hasard, feuilletant mentalement, distraitement, les pages de nos almanachs mémoriels, nous nous remémorons que toute une engeance philosophique, celle des cyniques, Diogène en tête, a voulu vivre "chiennement", si nous pouvons nous exprimer ainsi. Pour ce qui le concerne, Tchekhov a écrit La Dame au petit chien, Philippe Muray dédié son Désaccord parfait « À la chienne de tête » quand quelques générations de très jeunes lecteurs ont aiguisé leur sensibilité à la lecture de Lassie chien fidèle d’Eric Knight. A contrario un homme politique autoritaire a pu arguer de la « chienlit » pour manifester son désappointement face à une certaine réalité.
Mais le point de départ de Denis Montebello, un auteur proprement excentrique, est tout autre. Il prend prétexte du « poème pour chien », une des contraintes oulipiennes dont Marcel Bénabou a dressé la liste, consultable sur Internet. Et, tout bien considéré, il aboutit à un livre unitaire de 89 fragments d’inégale longueur traitant tous dudit thème canin dans ses épiphanies littéraires les plus variées et autres étonnantes incarnations, représentations et figures.*
Le long de son sentier encré, l’écrivain a fatalement rencontré Raymond Queneau, outre que père de l’Oulipo, possesseur de trois chiens au fil du temps, mais également auteur d’un Chêne et chien (1937), une autobiographie en vers dissertant aussi sur l’étymologie de son propre patronyme : quesne ou quien ? Et de citer Queneau et ses vies de chiens de Dominique Charnay : « Chêne et chien voilà mes deux noms, / étymologie délicate / Comment garder l’anonymat / devant les dieux et les démons ? ».
Ni dieux, ni démons, de fil en aiguille, citant une réplique de la Juliette de Shakespeare, le Rochelais en vient à s’interroger autour de la notion de nom : « Qu’y a-t-il dans un nom ? ».
Imperceptible, la transition est adroitement amenée qui permet ainsi d’indifférencier quelque peu noms de chiens et noms d’humains. Les exemples ne manquent pas.
L’hybride kafkaïen mi-chaton mi-agneau, « réunissant l’inquiétude de ces deux créatures », tortillant entre les jambes du narrateur finit par lui arracher une sorte d’indéfinition : « Non contente d’être agneau et chat, on dirait qu’il veut être chien ». Un mystère que la plume peut, bien sûr, rendre possible.
Chez le Pragois, on trouve également un chien baptisé Kalmus. Mais Kalmus est-il un simple nom de chien si la mère de Wittgenstein s’appelait Kalmus (Leopoldine, ou plus familièrement "poldy", Kalmus) ?
Le père de la psychanalyse affectait, pour sa part, de signer ses lettres à son ami Edmund Silberstein Cipion quand son correspondant signait les siennes Berganza. Noms aussi facétieux l’un que l’autre empruntés au célèbre Colloque des chiens des Nouvelles exemplaires de Miguel de Cervantès.
Réalité ou imagination ? L’Espagnol laisse son lecteur libre, souligne Montebello, de croire ou non à la réalité du Colloque, car il n’en lève pas l’ambiguïté. Par ricochet, il y aurait tout un beau développement à faire sur la notion de réalité dans la correspondance Freud-Silberstein justement suspendue entre réel et imaginaire. Comme chez Cervantès ? Comme chez Montebello ?
Nous le voyons, peu à peu le narrateur s’est affranchi de toute contrainte. Car la contrainte a libéré son inspiration. Et les chiens et les hommes, et l’écrivain lui-même, de sauter acrobatiquement, comme au cirque, un cirque allégorique à l’évidence éminemment littéraire, dans les cercles de feu du langage pour en interroger les inépuisables ressorts symboliques et autres associations inattendues, souvent désopilantes.
Le jeu de mots ne pouvait pas manquer de se faufiler dans les interstices de la fragile frontière séparant dans le vocabulaire reçu l’animalité de l’humanité.
Riche en homophonies, la langue française se prête à pareil exercice, comme probablement peu d’autres, phénomène si bien illustré par toute une tradition d’Alfred Jarry, Raymond Queneau, Jacques Prévert à Michel Leiris, par exemple. De sorte, que, apprenant le thème du livre en cours, un libraire a pu mettre en objet au message écrit à notre auteur : Le Titien à sa maman. Le titre en était du même coup tout trouvé. De glissement en rebondissement. Comme énigme et jeu. Oulipien et bien au-delà.
* On pourra utilement comparer le livre de Denis Montebello avec Les Bêtes de Federigo Tozzi (José Corti éditeur), 69 fragments sans autre rapport entre eux que l’irruption soudaine d’un animal venant donner son sens au texte en lecture. L’écrivain a aussi écrit Des gens, des fragments sur le genre humain cette fois (La Baconnière).