Le premier dieu et autres proses d'Emanuel Carnevali par Philippe Di Meo
Emanuel Carnevali ? Il nous revient finalement. Il nous revient comme reviennent de loin en loin les comètes. Il nous revient car, étrangement, il fut publié pour la première fois à Paris en 1925, par Robert McAlmon, chez Contact Edition, un éditeur américain. Le titre était aussi bien trouvé qu’enviable : A Hurried Man. Et, en 1986, par les Éditions Arcane 17, au moment où cette maison disparaît. Il a entre-temps trouvé des éditeurs stables pour le soutenir des deux côtés de l’Atlantique - Adelphi pour l’Italie, par exemple.
Emanuel Carnevali (1897-1942), "Em" pour ses amis Américains, est né en Italie mais, exceptée sa correspondance familiale, il a seulement rédigé en anglais (États-Unis). Et il a écrit, et a vécu, à la vitesse sidérante d’un homme effectivement pressé, impatient même. Le Premier dieu constitue son autobiographie, intense comme un lancinant hululement de sirène.
Homme d’un bel appétit, mêlant indistinctement les sens, la littérature et la poésie, il entend mordre la vie à belles dents hors de toute entrave. Esprit indépendant s’il en est, Carnevali se heurte désastreusement à toutes les institutions auxquelles il a affaire. La famille et l’école, en tout premier lieu.
Il est vrai que, pour parler comme les psychiatres positivistes, son "hérédité" est particulièrement chargée. Qu’on en juge : séparée de son mari, morphinomane, probablement bipolaire, sa mère alterne les élans de tendresse, les périodes d’abattement et les crises de vraie folie. Parmi d’autres toquades, un jour, n’entendra-t-elle pas faire boire à son fils un verre empli d’épingles ? Une tante à demeure subvient tant bien que mal aux besoins du trio bancal. Lorsque sa mère disparaît, puis peu après sa tante, l’enfant est accueilli par son père. L’homme est dépeint comme rude, impitoyable. Dénué d’empathie pour son fils, il l’injurie, l’humilie, à la moindre incartade. Le frère de l’écrivain subit le pire, jusqu’au sang, des coups à n’en plus pouvoir. L’enfant est placé en pension à Venise, l’"une des meilleures d’Italie". Irascible, exalté, indiscipliné, l’adolescent est renvoyé dans ses foyers pour cause d’amitié particulière. Emanuel ne veut plus entendre parler d’école. À ennemi qui fuit, pont d’or. Lorsqu’il aura atteint seize ans, son père facilitera son départ pour les États-Unis. Faussement magnanime, l’auteur de ses jours lui accorde même, un temps, une (très) petite rente.
Dès lors, son destin n’est pas sans ressembler par bien des côtés à celui de Rimbaud, un poète adoré, ou à celui de Dino Campana. Aden, l’Éthiopie ou l’Argentine : déclassés, tous trois ont cherché dans l’espace un apaisement que la géographie ne pouvait procurer à des esprits à ce point malmenés. Gadda a finement saisi et décrit cet aspect à propos de Rimbaud dans : Les voyages, la mort (Bourgois éditeur). La leçon vaut également pour l’Italo-américain.
À New York, Carnevali arpente la ville de long en large, à la recherche d’un gîte, d’un couvert et d’une âme sœur. Il s’essaie à surnager. Trois "d" symbolisent son itinéraire implacable : dégoût, douleur et désespoir. Il est tour à tour jardinier, serveur ou plongeur dans des clubs huppés ou des restaurants minables. Mais, immanquablement, comme autant d’actes manqués, peut-être, ses maladresses, ses insolences entraînent son licenciement. Avec une belle constance, il laisse sa chance lui échapper. Sa révolte l’emporte sur le besoin, pourtant impérieux, bien senti et ressenti, d’avoir un toit sur la tête, un repas chaud chaque jour. Carnevali renverse des plats sur des clients, casse des assiettes, provoque, injurie, joue du poing.
Retraçant l’almanach de ses misères, Carnevali émeut. Quand ils ne sont pas Italiens, ses compagnons d’infortune sont le plus souvent des juifs, auxquels le jeune homme errant s’identifie souvent. Dans sa lutte pour la survie, Carnevali décrit le sordide des existences brisées, les bassesses obligées de ce petit monde de rejetés. La promiscuité crasseuse de cette marge mouvante est désormais son lot. Telles des portes, des bras charitables s’ouvrent puis se referment. Des amours éphémères, souvent pathétiques, se nouent. Il suffit parfois d’"allonger la main", nous dit-il. "Em" finit même par se marier. Instable comme l’eau le long d’une pente, il détruit cette relation à laquelle il semblait pourtant tenir.
Avec un ami juif, il s’essaie à écrire des scenarii donnés pour "nullissimes". Cherche à se tirer de l’ornière pour y retomber sans trêve. Cependant, comment être avenant et d’humeur égale le ventre vide ? D’échecs en échecs, plus cuisants les uns que les autres, en dépit des frustrations endurées, il parvient néanmoins à entrer en contact avec la société littéraire de l’époque. Il fait publier ses poèmes en revue. De bonnes revues. William Carlos Williams, Sherwood Anderson, Robert MacAlmon le tiennent en très haute estime. L’ouvrage réunit au reste leurs précieux témoignages. Aux yeux des historiens de la poésie américaine de la lost generation, "Em" passe aujourd’hui pour rien moins qu’un des pionniers de la poésie objectiviste du XXe siècle.
Sur ces entrefaites, notre poète est salarié par la revue Poetry de Chicago, ville où il se rend, abandonnant son épouse sans y penser à deux fois. Il n’explique pas clairement pourquoi il ne gardera pas sa place. Il évoque simplement sa "paresse". Ce qui eût pu être une apothéose à saveur de happy end se termine en cauchemar. Carnevali s’effondre, perd pied, s’éloigne par trop de la réalité. Il erre sur les rives du lac Michigan, mange à l’occasion des poissons crus, vit sous une tente. Sur les collines, il s’accouple à des spectres vagabonds à sa ressemblance. À la première venue. Un onirisme panique l’entame et dévore. Il contracte bientôt la syphilis, pour les uns, se trouve frappé d’encéphalite, pour les autres. Le délire le gagne, il se prend pour un "premier dieu" indéfinissable, une sorte d’Urmensch, peut-être, un Dieu de jeunesse à coup sûr. Nous n’en saurons pas davantage.
L’œuvre pose le problème de l’autobiographie entre sélection, réalité et fictions harmoniques, mais également celui de l’écriture non maternelle, du bilinguisme et de l’idiolecte.
Il se résigne à repartir pour l’Italie. Là, ses tremblements sont soignés à la Scopolamine, le "sérum de vérité". En 1942, dans l’anonymat le plus complet, il meurt dans un hospice, étouffé par un morceau de pain.
Il laisse de nombreux récits d’inégale longueur, et une masse de poèmes à découvrir qui feront date, d’ores et déjà annoncés par l’éditeur.
Avec ses riches annexes, sa chronologie, ses témoignages, celui de Williams Carlos Williams, par exemple, et une typographie raffinée, l’édition de l’ouvrage, mise en valeur par une excellente traduction, s’avère remarquable.
Nous attendons la suite avec une légitime impatience.