René de Ceccatty, Le Soldat indien par Philippe Di Meo
Mémoire familiale chancelante, documents réticents, vécus largement énigmatiques, mœurs surannées d’un déchiffrement ardu, époques révolues changées en histoire majuscule et dans laquelle ses menus acteurs surnagent si peu, arbres généalogiques squelettiques ou desséchés, tel est le matériau ingrat auquel le narrateur se trouve confronté. D’un canevas diversement adverse il a su cependant faire une œuvre originale de par son ton et sa forme.
De Léopold de Ceccatty, ancêtre de l’auteur, envoyé à l’âge de trente-trois ans guerroyer sans vraie gloire contre les Anglais pour arracher et défendre un lambeau de terre indienne, dont, bien sûr, Pondichéry, nous saurons peu. Un mariage, une descendance prolifique, trop souvent fauchée dans son plus jeune âge, une ambition militaire déçue, un retour en demi-teinte dans la mère patrie, un grade de colonel resté hors de portée, c’est à peu près tout ce que nous lèguent les maigres traces historiques attestées.
L’intérêt du livre largement inclassable n’est pas dans ces péripéties méconnues qu’on imagine pourtant à l’occasion dramatiques. Mais plutôt dans l’accent d’un récit délibérément morcelé. Nulle emphase n’y est repérable, contrairement à de tant de récits généalogiques familiaux spontanément tentés par l’épopée et, partant, par la glorification, justifiée ou non, d’une lignée.
Non, René de Ceccatty aime plutôt aller et venir dans l’espace géographique et le temps familial comme malgré lui et presque en somnambule. Cependant, nous le savons, paradoxalement, le somnambule n’est pas dépourvu de direction. L’écrivain passe ainsi sans cesse du XXe au XVIIIe siècle et réciproquement, de Salins-les-Bains à Karikal tout aussi bien, mais également de la France à la Tunisie où il est né et a vécu jusqu’à l’âge de 6 ans, pour ne rien dire du Japon.
On pourrait résumer sa méthode par une citation du Marcel Schwob de La Vie de Monelle, comme le fait fort à propos un écrivain italien particulièrement francophile comme Edgardo Franzosini : « car toute construction est faite de débris. » On ne saurait mieux dire pour évoquer un livre tout en minces esquilles.
Le narrateur semble tout à la fois séduit et accablé par ces errances familiales au destin problématique, dont l’arrière-plan inquiétant est le plus clair du temps la ruine ou la déception. Il est non moins attentif à l’effiloché des chroniques élusives qu’il enregistre au fil de l’écriture. C’est ce qui fait tout l’attrait de son livre excentrique.
Car à côté des personnages, généralement fantomatiques, transmis par le laconisme de l’état-civil et celui des contrats de mariage, il en vient à réinventer quelque peu son histoire familiale sans la mythifier, encore moins l’exalter.
Par petites touches, parce qu’un dessin totalisant visiblement lui répugne, il reconstruit indirectement, et très partiellement, son petit et vaste monde mémoriel à travers un tableau célèbre du peintre hongrois Johann Zoffany. De sorte que Le colonel Blair avec sa famille et une Indienne ayah (une nourrice) est tenu implicitement pour une reconstitution acceptable du mode de vie de sa lignée revenue s’établir en Franche-Comté.
Selon une logique romanesque, du tableau, il déduit "naturellement" une Anjâli, ayah elle aussi, qui aurait pu faire partie de la famille Pavans de Ceccatty, même si, bizarrement, il n’ignore pas, par ailleurs, qu’il n’en n’a rien été. Alors, l’histoire réelle fait mine un instant de se ramifier dans une histoire potentielle mais non avérée.
Dans l’allure d’un récit fragmenté, et même déchiré, en temporalités et époques irréconciliables, on peut voir, comme mise en abyme, l’ironie de toute écriture biographique familiale, toujours diversement déconcertante, anachronique et, quoi qu’il en soit, sujette à caution au même titre que l’histoire majuscule des historiens.
À Mégrine, dans la banlieue de Tunis, ce point de vue, qui paraît neuf, trouve une allégorie éloquente dans le cimetière tunisien des de Ceccatty. Un cimetière saccagé, transformé en terrain vague macabre où on peut apercevoir des pierres tombales jetées bas, des sépultures profanées, des caveaux vidés, des cercueils éventrés. Se suffisant à elle-même, l’image est si forte qu’elle est à elle-même son propre commentaire. Et, de surcroît, celui du livre tout entier.
Nous avions les Éditions de La Barque, nous avons maintenant les Éditions du Canoë, de sorte que l’édition française peut actuellement se prévaloir d’une bien belle batellerie.