Pier Paolo Pasolini, Descriptions de descriptions par Philippe Di Meo
Même si elle est la résultante d’un choix dans une matière abondante, certes pas toute à communiquer ni communicable au lecteur français, l’ample pagination du volume signale à elle seule l’importance du travail critique de Pier Paolo Pasolini au sein d’une œuvre de par elle-même des plus variées. Et c’est heureux, car en France le cinéaste et le polémiste ont longtemps entravé la diffusion de l’œuvre poétique et littéraire. Le volume soigné, comporte une présentation, un index et une bibliographie fort utiles. Sont ici rassemblés les articles publiés dans le quotidien romain Il Tempo du 26 novembre 1972 au 24 janvier 1975.
La critique est dès ses débuts une activité familière du poète et écrivain, mieux une passion jamais éteinte, et, qui plus est, probablement rebrodée pour l’essentiel par des maîtres hors pairs : Gianfranco Contini (1912-1990) pour la littérature et Roberto Longhi pour la peinture (1890-1970). Les revues qu’il a fondées au Frioul au fil du temps, dès son plus jeune âge, en témoignent sans conteste.
Les thèmes sont fort divers : poésie, romans, journaux, avec un faible pour l’histoire religieuse (Mircea Eliade, Alfonso di Nola, Coomaraswamy) et la curiosité pour les aires culturelles non européennes (Tanizaki, l’anthologie des histoires zen de Marcel Granet) bien affirmée. Parmi les Étrangers, devant quelques Allemands (Enzensberger, Roth), quelques français (Céline, Jouve, Abélard), Russes et Américains se taillent la part du lion mais les gros bataillons sont bien évidemment italiens.
Les uns nous offrent souvent des points de vue décalés en regard des nôtres quand les seconds comblent utilement bien des lacunes.
À lire ce regroupement, nous sommes frappés par la qualité de la plupart des articles rassemblés, écrits pourtant dans une forme d’urgence que la parution du support supposait.
Le plus clair du temps, le Pasolini critique fait siennes les techniques d’approches du texte propre à la critique philologique et stylistique italienne et allemande.
Ainsi, pointilleux, relève-t-il chez Bassani les « prénoms », les « noms », les « toponymes », les « signes », les « mots étrangers », les « dates », les « questions rhétoriques » pour en décrire une syntaxe tantôt « terriblement simple » tantôt « proustiennement » en « cercles concentriques ».
La méthode est productive qui met bas de nombreuses découvertes souvent éblouissantes de justesse dans un style incomparable, tout à la fois nerveux et enveloppant.
Le compte rendu des Feuillets de journal intime de Carlo Cassola n’est pas moins séduisant dans l’analyse d’une homosexualité refoulée, et de ses mécanismes de défense, notamment évoquée par l’écrivain à travers la description d’un paysage perçu en rêve.
Nous pourrions multiplier les exemples de même nature. L’exercice où Pasolini excelle offre bien des contrastes parfois codés, comme son éreintement motivé de L’Histoire d’Elsa Morante, puissante adulée de la république des lettres, outre que romancière, au centre d’un réseau influent à Rome, et dont Pasolini a fait un temps partie. Ce qui n’invalide nullement le propos pasolinien.
L’exercice commandé par les exigences d’une publication régulière, n’a probablement pas permis au critique d’évoluer toujours au même niveau. Sa réduction de l’œuvre de Cavafy à un seul de ses thèmes, celui de l’homosexualité, certes central, semble réducteur car il laisse dans l’ombre la conception du temps de ce Grec de la diaspora. On pourrait en dire tout autant de sa lecture des Journaux de Gombrowicz pour ne rien dire de son escamotage, compréhensible mais par trop brutal, de Marinetti reconduit sic et simpliciter à une pure « idiotie ». L’idiosyncrasie opère à côté, et parfois contre, une élégante finesse. Non moins justifiée, sa polémique contre la « néo-avant-garde » (neoavanguardia) italienne du groupe 63 est malheureusement du même acabit.
Enfin, Pasolini tend, comme d’autres, à se projeter dans certaines de ses chroniques. Tel est le cas pour les Cantos d'Ezra Pound dont les idées réactionnaires sont renvoyées à une hypothétique influence paysanne atavique de petits propriétaires.
Ce serait mal connaître Pasolini, le Pasolini de la fin, que l’imaginer face aux œuvres en observateur impassible. L’affectivité, cette force où notre écrivain a tant puisé dans sa maturité, prend parfois trop fortement le pas sur un semblant de détachement scientifique qui eût pu nourrir plus richement ses réserves ou ses sarcasmes.
Ainsi, après la mort de Gadda, persifle-t-il sur l’à peine disparu qu’il avait si assidument courtisé et voulu vainement imiter dans ses romans romains, lui reprochant jusqu’à son embonpoint, sa mouvance politique, et autres dérisoires péchés extralittéraires, oubliant que Gadda avait été lui-même agacé par l’empressement de Pasolini, et même par celui de son père qu’il avait fini par qualifier de « crampon ». Toutefois, acrobate habile, la raison finit par terrasser le démon du dépit pasolinien : « dans chaque phrase de Gadda, on peut voir le fulgurant résumé de l’histoire linguistique – et donc de l’histoire tout court – de l’Italie (…) le style sublime est atteint (…) toujours accompagné de signes indubitables de scepticismes, comme un devoir auquel il obéit avec la touche du maître qui le fait avec souplesse, en coupant court (…). » Dont acte. Mais quels détours !
À propos, quels sont les poètes préférés du poète ? Visiblement Giovanni Pascoli, Sandro Penna et Andrea Zanzotto. Du dernier il a donné non seulement plusieurs comptes rendus, mais également deux magnifiques portraits (Pasolini était aussi un peintre et un dessinateur)[1]. Mais cédons la parole à Pasolini : « Zanzotto (…) comique et cosmique, recourant aux jargons de la littérature, il s’est inventé un des édifices poétiques les plus élevés de notre époque littéraire : édifice mystérieux, mais non énigmatique : hérissé donc, difficile, souvent indéchiffrable, mais au fond essentiellement clair : clair comme la plus claire des pages de Virgile ou de L’Arioste. » Qui dit mieux ?
Au-delà de lui-même, l’ensemble nous permet de bien repérer et comprendre l’attitude pasolinienne vis-à-vis de tout objet, pourrait-on dire, celle d’une inextinguible passion dont la sinusoïde habituelle oscille selon des proportions variables entre amour et haine, avec tous les partis pris et l’indulgence que cela suppose. Un mélange étonnant, et parfois détonnant, de finesse consommée et d’affectivité proche du viscéral alimentées par une rare intelligence et une très vaste culture.
Ce serait faire preuve d’une piètre éducation littéraire que de se priver d’une telle lecture, entre toutes formatrice. Pour peu qu’on y adjoigne celle de La littérature comme mensonge et d’Angoisses de style de Giorgio Manganelli et celle des Écrits critiques[2] d’Andrea Zanzotto, on se sera bien armé pour aborder les traditions littéraires modernes, italiennes ou non. Mieux, pour notre plus grand bonheur, ce trio, qui a tant innové dans le champ de la critique, de la poésie et de la littérature, semble sans équivalent.
[1] Cf. reproduit en couverture de Du paysage à l’idiome d’Andrea Zanzotto, Maurice Nadeau, 1994.
[2] Cf. Giorgio Manganelli, La littérature comme mensonge, Gallimard, 1991 ; Giorgio Manganelli, Angoisses de style, José corti,1998 ; Andrea Zanzotto, Essais critiques, José corti, 2006.