René Noël, Surgi de la salvation, Andrea Zanzotto par Philippe Di Meo
Zanzotto, généalogies transversales
René Noël a suivi pas à pas la parution de l’œuvre du poète italien Andrea Zanzotto dont il est devenu un commentateur fidèle. C’est aussi un essayiste et un poète[1]. Aujourd’hui, il republie les articles écrits au fil des ans précédés par une ample préface.
La première impression que nous communiquent ses pages est celle d’un flot visant une fresque omnicompréhensive dans laquelle la moindre assertion locale renvoie immédiatement à l’ensemble où elle s’inscrit. D’un flot et d’un tissage serré de mille fils et filaments verbaux sentis tout à la fois, comme chez Jude Stéfan[2], disparates et complices. Le critique semble vouloir faire de son objet et de la culture poétique une seule et même phrase. Attitude discursive bien en rapport avec le dessein encyclopédique d’Andrea Zanzotto depuis La Beauté[3] (1968) et dont l’aboutissement est Le Galaté au Bois[4] (paru en 1978 en Italie), le chef-d’œuvre de la poésie italienne du XXe siècle. Ainsi, comme un Pound, le poète italien ne s’est-il pas déporté jusque dans les traditions orientales avec ses Haïkus pour une saison[5] afin d’élargir, et donc d’enrichir, l’espace du genre pour en montrer la diversité, l’incessant renouvellement, et finalement l’unité infiniment recomposée à l’enseigne du panta rhei (tout flue) d’Héraclite[6] cité dès la première page du Galaté au Bois.
Chez Andrea Zanzotto, René Noël saisit la « capacité à incarner l’immémorial », d’une plasticité insoupçonnée, pour perpétuer un « partage du savoir » découvrant des « formes successives et solidaires » par « irruptions, raccourcis, retours » aptes à « lier » les registres et les lexiques « sans les soumettre les uns aux autres », note-t-il non sans à-propos. Opération qui atteste de la « vitalité de la mémoire » changée en « inventivité » des « formes neuves ». Alors rien d’étonnant, nous dit-il, si « son originalité profonde » consiste à ne pas priver la poésie « de ses mues successives, de ses mémoires » tout en « adaptant le vers, les rimes, les prosodies à son époque ».
Au reste, citant le poète de Vénétie, le commentateur n’évoque-t-il pas des « genèses transversales » pour Le Galaté au bois et au-delà ? cette capacité du poète à faire parler ensemble des styles dissemblables appartenant de surcroît souvent à des âges poétiques ou à des registres hétérogènes et de ce fait tenus d’ordinaire pour incompatibles. Inattendu, agréablement surprenant, un geste de synthèse pointe alors avec un rare naturel qui le dispute à une fraîcheur éclatante.
La lecture saisit bien le mouvement du vers du poète italien car « son art » ne se « réduit pas à un échantillonnage, à une combinaison de genres et de styles antagonistes ». Bref, d’usure en surgissement, Andrea Zanzotto construit et reconstruit sans cesse le texte poétique conçu comme foncièrement dynamique et autonourrissant. C’est le mouvement destructeur et généalogique du genre qui le séduit depuis le recueil clef La Beauté. Dès cette époque sont amalgamés les deux grands styles des traditions poétiques italienne, le plurilinguisme dantesque et le monolinguisme pétrarquiste. Pareille tendance se trouve exaltée dans son point d’aboutissement, la trilogie avec : Le Galaté au Bois (1978), Idiome (1983), Phosphènes (1986)[7] qui y surajoute une troisième tradition, la dialectale. De tradition foncièrement plurielle, la poésie italienne se déploie en effet selon ces trois arborescences langagières. En Italie, l’auteur de La veillée est le premier à les faire toutes trois se rencontrer dans le champ de la poésie. Opération que pour sa part Carlo Emilio Gadda avait réalisé au sein dans la prose italienne.
Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’attitudes langagières généalogiques. À un moment donné de l’histoire poétique ou littéraire, des poètes, des écrivains, conscients de l’usure des traditions, réalisent un geste récapitulatif renouvelant du même coup le genre où ils évoluent. Comme chez nous Rabelais reparcourant les traditions littéraires précédentes, arpenteur d’un nouveau type, dressant un cadastre stylistique pour hybrider avec bonheur les écritures héritées et, ce faisant, créer un nouveau registre.
Certains des auteurs les plus dignes d’intérêt du siècle dernier n’ont pas fait autre chose. Qu’on songe à Fernando Pessoa, James Joyce, Carlo Emilio Gadda, Giorgio Manganelli ou Jude Stéfan. Tous évitent l’écueil de l’historicisme avant-gardiste de tradition inconsciemment hégélienne et la temporalité linéaire progressive qui la sous-tend.
René Noël assigne aussi la poétique d’Andrea Zanzotto à un orphisme : « l’orphisme vecteur de modernité, jouvence et art d’exercer ses libertés parmi toutes les créations passées qui ne sont pas des menaces (…) mais des injonctions à nous réaliser ». Qu’on ne s’y trompe cependant pas, l’œuvre ne semble pas conçue par son auteur comme initiatique ni même pénétrée d’une quelconque nostalgie et surtout pas tournée vers un passé ni un quelconque sacré.
Les vers de Zanzotto reconnaissent d’abord l’étonnante plasticité du symbolique par-delà tous les âges poétiques pour opposer la vitalité de sa résonance à une histoire stylistique à nécessairement penser dans sa réalité éphémère : fatalement promise à l’usure, à la caducité et à la métamorphose. D’où la sensualité verbale sans pareille de la poésie zanzottienne se prévalant de tant de styles composites et néanmoins splendidement appariés. Le poète n'use pas des moyens de la tradition ni même de l'avant-garde, mais il rejette plutôt l'arrogance de tout signifiant en adossant les unes aux autres pour exalter le symbolique que leur mise en tension sécrète.
La circulation du symbolique de style en styles hétérogènes autorise cette prouesse impensée mais depuis toujours latente, sinon active, dans l’histoire de la tradition poétique occidentale ici mise en évidence à travers l’italienne pour la rajeunir. Qu’on se reporte à ce propos au magnifique poème intitulé : "(POUR QUE) (CROISSE L’OBSCUR)"[8]. Ne résistons pas au plaisir d’en citer les premiers vers : « Pour que croisse l’obscur / pour que soit juste l’obscur / pour que un à un, des arbres / et des ramifications et des feuillaisons d’obscur, / il vienne plus d’obscur […] ».
Comment s’essayer alors à caractériser l’essai à lire ? Peut-être comme une sorte d’opéra flamboyant procédant d’associations en associations, de bonds en rebonds spiralés faisant dialoguer les œuvres tenues pour apparentées à celle de Zanzotto dans une vaste composition, musicale plutôt qu’étroitement analytique, étagée d’analogies en analogies, afin de mettre en évidence le substrat culturel donné pour indiciaire de l’œuvre en examen. À ce jeu, le critique s’envisage lui-même comme un chef d’orchestre pour nous donner une interprétation symphonique de son objet. Dans le vocabulaire des romantiques allemands, nous dirions alors Einfühlung (empathie) plutôt qu’Abstraktion (discours analytique logique). Comment ne pas savoir gré à René Noël de cette prise de risque si proche du transport poétique ?
1 René Noël, Banc de rayons, La Termitière, Toulon, 2009 ; D’étoiles, La Nerthe, 2022 ; et pour Khlebnikov Création critiques (des mimésis), La Nerthe, Toulon, 2020. Il a en outre participé au numéro monographique de la revue Nu(e) numéro 58 consacrée à l’auteur de Météo, à ce jour le plus complet sur l’œuvre de Zanzotto.
3 Andrea Zanzotto, La Beauté / La Beltà, M. Nadeau, Paris, 2000.
4 Andrea Zanzotto, Le Galaté au Bois, Rennes, La Barque, Rennes, 2023.
5 Andrea Zanzotto, Haikus pour une saison, Rennes, La Barque, Rennes, 2021.
6 le premier poème du Galaté au bois. Notons-le, Gadda se réfère lui aussi explicitement au philosophe grec pour rendre compte de son parcours stylistique, cf. la "protase »" de La Mécanique, Le seuil, Paris, 1992.
7 Andrea Zanzotto, Idiome, José Corti, Paris, 2006 ; Phosphènes, José Corti, Paris, 2010.
8 Andrea Zanzotto, Le Galaté au bois, op. cit., p. 78-81.