Le célibataire absolu, Philippe Bordas par Philippe Di Meo
APOLOGIE GADDIENNE [1]
Avec un livre d’un genre difficile à caractériser, sinon comme "écrit impur", Philippe Bordas prend l’écrivain italien Carlo Emilio Gadda (1893-1973) pour thème.
Ce faisant, il nous donne un ouvrage aussi attendu qu’inattendu.
Attendu car, exception faite de Christian Prigent, le désintérêt de la société littéraire française pour l’œuvre de Carlo Emilio Gadda s’avère si frappante qu’elle appelait une vigoureuse réévaluation.
Inattendu car, comme tant d’autres, Carlo Emilio Gadda n’a pas franchi les barrières de l’octroi immatériel de la « grande presse ».
Prenant une lourde responsabilité devant l’histoire, la rédactrice en chef du supplément littéraire le plus prestigieux du temps a jeté l’interdit sur l’œuvre en agitant l’anathème de l’« obscurité », comme d’autres le « sortilège bu » afin d’escamoter le travail d’Edgar Allan Poe. Philippe Bordas nous le remémore. Mallarmé sut commenter une attitude symétrique à l’égard de l’Américain, aujourd’hui ses mots si pertinents valent tout aussi bien pour les contempteurs de l’Italien à tort ostracisé. N’évoquent-ils pas de basses manœuvres « dans le flot sans honneur de quelque noir mélange » ?
Même s’il ne sait pas l’italien, Bordas est fasciné par ce qui chez Gadda rebutait la femme de presse : le clair-obscur d’une prose agglutinante de synthèse mêlant les niveaux stylistiques les plus disparates de l’espace temporel des traditions italiennes à l’instar d’un Giorgio Manganelli, d’un Andrea Zanzotto et de quelques autres, fidèles à des poétiques de matrice plurilinguistique dantesque. Bref, tout le contraire de cette « clarté », si souvent donnée pour un absolu en terre de France. « Clarté » qui, de réformes cartésiennes en réformes académiques, nous a éloignés de la langue d’un Rabelais, d’un Scève, d’un Montaigne, d’un Saint-Simon. Car s’il est parfois « obscur », Gadda n’est nullement « baroque. » Ce serait prendre la partie pour le tout. Il est, à l’évidence, franchement généalogique[2].
L’écrivain français a pris pour titre de son ouvrage la métonymie la plus banale ordinairement choisie pour désigner l’auteur d’Éros et Priape, en effet « célibataire ». Ce qui est pour le moins surprenant au prime abord, car l’aride biographie attestée de Carlo Emilio Gadda semble plutôt se résorber dans sa prodigieuse bibliographie.
Mû par son inclination, Philippe Bordas entreprend de rencontrer l’un après l’autre, les éditeurs, les critiques, les amis, les témoins et les héritiers italiens encore vivants du Milanais. Soit : Gianfranco Contini, Giancarlo Roscioni, Pietro Citati, Alberto Arbasino, Giorgio Pinotti[3], etc.
Ce qui nous vaut un livre par endroit proche du journal de voyage dans lequel le narrateur transparaît de loin en loin un peu comme les donateurs sont parfois représentés sur les fresques médiévales. Visant un effet d’authenticité, Bordas se raconte discrètement, ainsi qu’il le fait dans la plupart de ses livres, sans perdre de vue son projet.
Nous sommes ainsi mis en présence d’une marqueterie de textes d’inégale longueur séparés par un blanc sentis comme autant de vagues et de vaguelettes d’un récit morcelé. Bribes que l’auteur qualifie à bon droit de « brisures. » Venant parfaire un bel objet, des photographies de l’auteur s’intercalent entre les unités typographiques fragmentées par la mise en page mais appariées par leur propos.
Comme son contemporain Edgardo Franzosini, Bordas redécouvre que toute œuvre est composé de « débris », ainsi que Marcel Schwob l’affirmait dans Le livre de Monelle.
Largement paratactique, donc, l’ouvrage en examen choisit de hanter la légende de l’écrivain lombard plutôt que l’œuvre tout en évoquant à l’occasion, plus ou moins furtivement, sa lettre, une légende au demeurant aussi effilée qu’un os de seiche en regard de l’extraordinaire foisonnement de sa prose.
Des Alpes à Rome, ses interlocuteurs le reçoivent fort civilement, lui montrent des dédicaces, des éditions rares, l’accompagnent dans les bibliothèques publiques conservant de précieux manuscrits. Rien moins. Mais rien de plus.
Pourtant, pour curieux que cela puisse paraître, le narrateur ne rapporte pas les propos de ses éminents interlocuteurs. On ne sait trop pourquoi. Il ne l’explique pas. Car nous aurions aimé savoir ce qu’un critique d’envergure comme Giancarlo Roscioni a pu lui confier, par exemple. Quand, il est vrai, un fin critique comme Gianfranco Contini s’est borné à qualifier, tautologiquement et bien pauvrement, le travail de Gadda de "macaronique[4]." Le Français a-t-il été déçu par ses rencontres ? Il ne le dit pas. Nous n’en saurons donc pas davantage.
C’est ici qu’il faut évoquer un article d’un autre critique, Giuliano Gramigna[5], dont Bordas ne parle pas. Ce dernier constatait qu’on avait certes élevé un « monument » à Gadda, mais qu’on avait forgé aucune « clef » pour y pénétrer. Quand, pour sa part, ouvertement agacée, Jacqueline Risset se désolait de voir l’œuvre « confisquée par les philologues. »
Sans preuve aucune, mécaniquement, à partir de théorèmes freudiens appris par cœur et replacés non moins scolairement, la vulgate, qui a souvent voulu faire de Gadda un homosexuel, refoulé ou non (quelle largesse d’esprit !), parce qu’il avait entretenu de mauvais rapports avec sa mère et parce que « célibataire », vole en éclats au terme du long mais minutieux arpentage de la doxa gaddienne par Philippe Bordas.
Gadda avait fait de sa femme à tout faire son héritière, rendant visite à son ayant droit, un historien familier des archives, le Français apprend que certains carnets révèlent que Gadda a longtemps versé secrètement des sommes d’argent à une femme. Dans les documents du légataire, celle-ci est mentionnée par ses seules initiales.
La légende, et la complaisante vulgarité voyeuriste qu’elle suppose, s’effondre d’un coup. Démenti que renforce – et c’est là aussi qu’on mesure l’incohérence de la thèse de la pseudo-homosexualité « légendaire » de l’écrivain – la lecture de son Journal de guerre et de captivité[6] qui, dans maints passages, nous présente un Gadda courant le jupon. Mais toute rumeur ne se fonde-t-elle pas sur l’inertie, l’écholalie et la paresse mentale ?
À ce stade, le titre du livre devient problématique. Ne se renverse-t-il pas ironiquement en son contraire, un contraire non moins « absolu » que sa légende insane ? En ce sens, cette publication est salutaire.
Un brin décontenancé, Philippe Bordas avoue ne pas avoir voulu changer le titre de son manuscrit après la révélation obtenue au terme de son itinéraire italien. Et c’est sans doute tant mieux. Avec une honnêteté intellectuelle digne d’éloges, il nous offre ainsi le cas rare d’un livre qui, de ses prémisses à sa conclusion, se dément lui-même. Le charme de l'ouvrage en est accru d’autant.
[1] On doit à Gadda une célèbre Apologie manzonienne, in Le temps et les œuvres, traduit par Dominique Férault, Gallimard, Paris, 1994
[2] Qu’on nous permette de renvoyer à : Philippe Di Meo, Carlo Emilio Gadda : du paradoxe de l’inachèvement à la généalogie, in L’Etrangère, numéro 51-52, p 253-276, La lettre volée, Bruxelles, 2019.
[3] Giorgio Pinotti republie depuis plusieurs décennies l’œuvre de Carlo Emilio Gadda chez Garzanti et Adelphi.
[4] Autrement dit, mélange de styles.
[5] Giuliano Gramigna, Due passi in giardino col capitano Gaddus, Il Corriere della sera du 14/09/1994.
[6] Cf. Carlo Emilio Gadda, Journal de guerre et de captivité, traduit de l’italien par Gérard-Georges Lemaire, C. Bourgois, Paris, 1993.