Deux livres de Francis Cohen chez Eric Pesty par René Noël
Voie du chaos
Loi(e), État. Le dialogue n'a cessé. Entre eux, Loi(e) mise en avant par Francis Cohen reprenant une lecture du livre d'Edmond Jabès d'Anne-Marie Albiach, tandis que celle-ci prend à bras le corps une réalité - l'éclat d'ÉTAT aussi remarquable pour sa poésie que le Septième sceau dans la filmographie de Bergman - dont les atomes et les actes s'opposent à toute logique, fût-elle une alogie récurrente. Lire, écrire. Livre d'Anne-Marie Albiach, ÉTAT n'attend qu'un livre pour répons, réponse. ÉTAT n'est-il pas une lecture de Décimale blanche, Anne-Marie Albiach et Claude Royet Journoud - dont les livres peuvent s'entendre aussi bien que des commentaires des écrits d'Albiach, de leurs échanges - frappant lors d'une escale en France à la porte de Jean Daive pour connaître l'auteur de ce livre ? D'Albiach à Cohen, des a à c (ÉTAT, p. 12), le Refus de causalité, des gestes vocaux et grammaticaux provoquent le dialogue entre la loi formelle du philosophe, et l'état, la vue du poète détaillant l'instant de l'écriture. Toute clef interprétative vient en second rapportée à un chaos, une voie du chaos introspecté. Soit une énergie plus vive et vaste que toute unité et division, une absence de soutien définit l'origine, les origines, en tard venues ; instances de divisions et d'unification apprêtées faisant barrage à une vue plus haute et large que les rapports de scission et d'absolu systématisées.
Dialogue aussi nécessaire qu'impossible, autant de vers et de défis que le philosophe ébloui face aux données et à cette douceur inflexible de son interlocutrice, prend pour thèmes. Albiach et Cohen étant résolus à avancer dans l'élucidation, mot à mot, d'ÉTAT. Deux livres, l'enregistrement de dialogues entre Anne-Marie Albiach et Francis Cohen et un écrit raisonné d'une tentative de restitution de l'élaboration et de l'écriture d'ÉTAT - ÉTAT, Une politique de l'imprononçable, chez le même éditeur du même auteur - sont ces coordonnées qui permettent au lecteur de lire à travers leurs échanges. Aussi bien que la verticale et l'horizontale, que la division, le devenir et le non sécant, la partition s'opposent et se convoquent mutuellement dans les livres d'Anne-Marie Albiach, le désir lui-même aussi vital que tardif. Ce sont ces notions, Albiach proche d'Igitur et des rêves de Mallarmé, de son théâtre, du théâtre le Globe d'Albion où en compagnie de Michel Couturier et de Claude Royet-Journoud elle a séjourné et conçu avec ses amis la revue Siècle à mains.
Le théâtre, Shakespeare, entendus lieux d'un chaos - le réel non scindé dont les matières innombrables et infinies recouvrent toutes les régions du temps et ce qui l'excède - doit être le moins possible perturbé par les moyens poétiques, Albiach parlant de la matérialité des mots quand son interlocuteur pèse les concepts. La lecture de la poésie d'Albiach aboutit à un sentiment de familiarité quand bien même le sens défie une élucidation qui l'anéantirait, la réifierait presque à coup sûr. Plus ce constat opère, plus la nécessité de modifier à chaque lecture son sens, ses géographies, s'impose.
Eros sous toutes ses formes et le désir lui-même, viennent en second rapportés à l'espace étant la totalité, espace-temps où le tout ne s'excède pas seulement, mais modifie toutes ses dimensions et les perceptions et sensations du poète. La disposition des mots, les typographies, les séquences et les articulations inattendues entre les expressions donnent des images, dessins des créations conjointes de l'abstraction et du monde concret partis du rien, quant à leurs présupposés formels. Abstraction de l'imagination et des structures mentales de l'humain, un don d'embrassement de l'invisible et des matières, énergies muettes, qu'Albiach explore dès ses premiers poèmes, la taille du sexe / dans l'indécision du genre / et les singularités du pluriel / nous demeure / à nous étrangers / assignés à cette blessure cette quête rigide (Cinq le Chœur, Flammigère, p. 15), Albiach ne séparant pas le féminin du masculin, de même que l'abstrait a rapport avec la mémoire, le rêve, le souvenir, les imaginations mêlées aux divinations, rappels de mémoires enfouies, aux vues plus larges que celles des évidences convenues et que les thèmes postés aux lisières des confins sans images. Alors qu'elle lit quelques notes prises sur le vif de leurs échanges, il est frappant d'entendre cette capacité d'analyse et de traduction de discours, une personnalisation de la langue, l'écrit répondant de l'écrit ainsi qu'Anawratha (Spectres Familiers, 1984, Al Dante, 2006, Cinq le Choeur, 2014, p. 317) le figure, Albiach traductrice interprète d'une partie de A9 de Louis Zukosky saluée par Jacques Roubaud (Cahier critique de poésie 5, 2002 / 1, p. 41) dit que la politique à ses yeux consiste à figurer les visions du monde respectives de Cavalcanti et de Zukosky, leurs écarts et contradictions éclairant les matières élidées, les valeurs d'échanges, d'usages, de créations des formes et des rythmes configurées à neuf participant ainsi du contrat social toujours négociable.
Albiach fait dialoguer le passé et le futur, le je et le il, le tu, dans la page - espace blanc où s’extravertissent l’obscur, le nocturne de la parole écrite - lisent à leur main le passé, présent, futur, en les ramenant à un présent qui soit porteur de toutes les dimensions, (...) réduit au chiffre deux, et la projection des deux autres, passé et futur, ça fait quatre et ça ferait l'éternité (p. 85) dit Albiach à son interlocuteur. Si l'expérience s'interrompt avant la fin de tous les vers, Albiach pensant que ses explications risquent de figer les lectures à venir, l'exposition de ses vitesses d'élaboration de mondes prolonge aux yeux du lecteur les lectures de ses livres, appel à un nouveau livre à venir contemporain d'ÉTAT.