La Scie patriotique de Nicole Caligaris par Bruno Fern
Publié tout d’abord en 19971, soit au terme d’un siècle compris entre deux guerres sur le sol européen (celle de 14-18 et celle de Bosnie-Herzégovine, 1992-19952), ce livre avait au moins deux bonnes raisons d’être réédité : la première, attirer de nouveau une attention méritée sur lui ; la seconde, l’accompagner par les dessins de Denis Pouppeville, proches de ceux qui furent à l’origine de l’écriture mais cette fois-ci inspirés par le texte, ce qui explique le titre de l’éclairante postface de Nicole Caligaris : Dans la boucle. Une double nécessité donc, qui permet à l’éditeur d’offrir un objet particulièrement esthétique, aussi sobre que minutieusement composé, à l’image du style de l’auteur.
Lors de la première parution, des lectures avaient eu lieu, l’une d’elles ayant même été suivie d’un entretien avec N. Caligaris3. Aujourd’hui, cette réédition a été l’occasion pour moi d’une relecture à deux ans d’intervalle – et le saisissement fut encore là, tellement cette histoire est écrite dans une langue qui ne saurait perdre de sa force. Histoire déclinée en quatre temps :
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La ultième C : Titre qui signifie déjà qu’il ne s’agira pas d’évoquer des circonstances historiques précises mais un état de guerre dans lequel nous sommes toujours peu ou prou plongés – et ce bien au-delà de sa proclamation officielle ; par ailleurs, qu’il sera question d’une masse humaine indéterminée car, si l’on peut évidemment lire le C comme l’initiale de compagnie, pourquoi ne serait-elle pas celle de chair (à canon) ou de classe (« Au fond c’étaient des déclassés. ») ? Une masse faite de soldats qui comptent sur une armée adverse pour justifier leur condition et qui, en attendant, martyrisent tous les êtres vivants qui passent à leur portée, sachant que l’ennemi est lui-même classiquement assimilé à un animal nuisible4 : (« Les paroles ne venaient pas bien. Pour la musique, c’était plus facile. Le coucou et le rat, le cancrelat hors de chez nous… »). Parmi eux, de rares individus ont droit à un nom, surtout les gradés dont l’un, boiteux, porte celui de Rigodon qui rappelle à la fois une danse (ici pour le moins macabre) et l’auteur de Voyage au bout de la nuit.
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La scie patriotique : Ce qui désigne l’outil, bien sûr, qui figurait dans l’un des premiers dessins de D. Pouppeville et qui, tranchant dans le vif, va permettre de faire cesser cette attente interminable – mais on peut supposer que le mot renvoie également à la rengaine, celle de l’hymne national(iste) ou de la guerre elle-même qui semble devoir toujours durer.
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La Joujou : Montant vers un hypothétique front sous la conduite de son chef (grand pourfendeur de la hiérarchie), cette très mauvaise troupe déniche la poupée idéale pour eux : « Ils la lançaient. Elle faisait des couinements, battait des bras, agitait sa tête, ouvrait sa bouche comme un poisson, roulait des yeux à pisser de rire. »
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Frère Livide : L’aumônier, justement nommé (« […] il soufflait un souffle rauque, tâchait de suivre, blême, le pied de travers. »), qui adoptera in fine une position grotesque pendant que les survivants atteindront un point élevé d’égarement aussi bien physique que mental : « Ils n’y voyaient plus. Ils s’éloignaient les uns des autres. Chacun dans ses songes de plus en plus blancs. »
C’est un narrateur à l’extériorité variable (oscillant du « ils » au « on ») qui raconte cette errance, sans le moindre pathos et en mêlant la relation des faits, les paroles et les pensées de l’un ou l’autre des militaires, comme si tout devait être emporté par un discours unique : « Ils étaient sans protection ici. Tellement seuls, tellement loin des autres troupes. Ils s’enfonçaient depuis des jours dans l’est moussu, opaque, vaguement vers les lignes de tête. Est-ce qu’on savait ? » De plus, l’auteur n’hésite pas à jouer avec les registres lexicaux et les ressources syntaxiques : « Chacun après lui voulut pisser à son tour. Et chier. Par terre. Sur les murs le plus haut possible. Tout le monde à pousser des ho hisse. Partout. À se marrer. Crépi puant sur l’intérieur coquet. Des artistes. » À aucun moment il n’y a une réflexion d’ordre général sur la folie engendrée par la guerre, la justesse du récit suffisant amplement, ainsi que les dessins où des personnages à la fois quelconques et inquiétants, fêtards et hébétés, paraissent souvent former un seul corps qui courrait droit à sa perte.
1 Aux éditions Mercure de France.
2 L’écriture du texte a été prétendument achevée le 11 novembre 1995, soit à une date qui mêle les deux armistices des conflits cités.
4 Désoeuvrement et déshumanisation progressive qui rappellent par certains aspects le Journal de guerre de Jean Malaquais.