24 déc.
2009
Le messager d'Aphrodite de Patrick Beurard-Valdoye par Bruno Fern
Ainsi que d'autres, ce bref ouvrage se situe en marge de l'ample « cycle des
exils »1 que poursuit l'auteur depuis plus d'un quart de siècle. Pour autant, il ne faudrait pas le considérer comme mineur, même si, avec une apparente légèreté, il se déploie au gré de cette brise frivole, un appel qui l'ouvre et peut se suivre tout du long. D'ailleurs, il semble aussi nécessaire d'entendre différemment le mot brise car l'écriture ici relie et rompt à la fois, en écho à la dimension amoureuse du propos, notamment par une pratique du vers qui combine subtilement articulation et rupture.
Quinze parties faites de strophes se finissent par une majuscule dressée comme une digue pubienne envers vents et cordes où se heurterait chacune de ces lancées. Les relever dans l'ordre permet déjà d'y lire un cheminement, aussi bien d'amour que d'écriture : exil ; pèlerin ; entrée ; autre ; gorge ; étreinte ; lutrin ; en-bas ; maternelle ; inédit ; mots ; perdue ; intégralement ; langue ; perte. Seules deux parties offrent des compositions distinctes : la 9ème évoque les fragments d'un message, tels ceux que mettraient à jour des fouilles archéologiques, et la 13ème comporte essentiellement un bloc de prose où Orphée et Eurydice vivent une étreinte muette et clandestine dans une bibliothèque dont certains volumes apportent leur contribution active aux ébats.
Evidemment, cette question des rapports que nouent (ou pas) les pôles masculin et féminin occupe le centre du livre où la figure de l'écumante déesse de l'Amour est tout autant croisée à d'autres issues de la mythologie antique (Aphrodite de plus en plus Eurydice ou le malicieux mais Vénus s'endort sur ses lauriers / alors que s'éloigne Aphrodite), voire venues d'horizons plus lointains (mi-Aphrodite mi-Parvati), qu'à des évocations de mortelles : sa maisonnette demeure en coin / le lit le bois de table foncé / trois tiroirs l'un / inaccessible. En parallèle, le messager apparaît sous de multiples facettes qu'il intègre diversement : Hermès et Delphinos, bien sûr, mais également Orphée, Eros, un Atlante assoupi ou, plus prosaïquement, un bêta tout retour-né. Par ailleurs, nombreux sont les affleurements qui renvoient à l'œuvre de P. Beurard-Valdoye puisqu'on voit ressurgir, entre autres, les thématiques de l'exil, des îles et même un malade-du-narré qui ne s'ignore donc pas.
Cela dit, toutes ces références ne réduisent pas cet ouvrage à un simple jeu de reconnaissance pour lettrés. Au contraire, loin de toute accumulation savante, le tressage y est tel qu'on peut / doit le lire comme une histoire d'amour démultipliée qui permettrait d'échapper, du moins provisoirement, à l'enfermement de chacun en soi : la tunique du messager est qualifiée de camisolante, le malade susdit est dans sa prison intérieure, A. et lui veulent tenter de s'évader / de leurs prisons de mots ; et si soudain entre la mère de la déesse / il faut sans démenti se rhabiller imiter / le fou interné - où l'on constate à nouveau que l'humour ne manque pas. Ainsi, on passe (et repasse) de la fusion forcément rêvée :
à la rupture la plus nette :
rupture qui pourrait conduire à la folie, voire au crime :
Cette joute amoureuse inévitablement sans fin2s'incarne dans un travail d'écriture qui illustre à sa façon la fameuse affirmation pongienne quant à l'Eros qui fait écrire - car c'est bien à l'intérieur même de la langue que les choses se déroulent, à la lettre près :
Mêlant les lexiques les plus divers et les mots inlus qu'on n'ose qualifier de néologismes3, le livre constitue alors l'autre lieu où le désir s'exerce, entre absence et rencontre, dans un mélange de possession et de lâcher prise - et ce jusqu'à son propre épuisement :
Peu à peu, de nombreux passages permettent d'esquisser un art poétique dont la recherche d'une dynamique à la fois affirmée et instable serait l'un des traits majeurs, la poésie plus que connaissance / étant forme qui emporte le savoir - et, emporté emportant, le poème suit son cours intranquille.
exils »1 que poursuit l'auteur depuis plus d'un quart de siècle. Pour autant, il ne faudrait pas le considérer comme mineur, même si, avec une apparente légèreté, il se déploie au gré de cette brise frivole, un appel qui l'ouvre et peut se suivre tout du long. D'ailleurs, il semble aussi nécessaire d'entendre différemment le mot brise car l'écriture ici relie et rompt à la fois, en écho à la dimension amoureuse du propos, notamment par une pratique du vers qui combine subtilement articulation et rupture.
Quinze parties faites de strophes se finissent par une majuscule dressée comme une digue pubienne envers vents et cordes où se heurterait chacune de ces lancées. Les relever dans l'ordre permet déjà d'y lire un cheminement, aussi bien d'amour que d'écriture : exil ; pèlerin ; entrée ; autre ; gorge ; étreinte ; lutrin ; en-bas ; maternelle ; inédit ; mots ; perdue ; intégralement ; langue ; perte. Seules deux parties offrent des compositions distinctes : la 9ème évoque les fragments d'un message, tels ceux que mettraient à jour des fouilles archéologiques, et la 13ème comporte essentiellement un bloc de prose où Orphée et Eurydice vivent une étreinte muette et clandestine dans une bibliothèque dont certains volumes apportent leur contribution active aux ébats.
Evidemment, cette question des rapports que nouent (ou pas) les pôles masculin et féminin occupe le centre du livre où la figure de l'écumante déesse de l'Amour est tout autant croisée à d'autres issues de la mythologie antique (Aphrodite de plus en plus Eurydice ou le malicieux mais Vénus s'endort sur ses lauriers / alors que s'éloigne Aphrodite), voire venues d'horizons plus lointains (mi-Aphrodite mi-Parvati), qu'à des évocations de mortelles : sa maisonnette demeure en coin / le lit le bois de table foncé / trois tiroirs l'un / inaccessible. En parallèle, le messager apparaît sous de multiples facettes qu'il intègre diversement : Hermès et Delphinos, bien sûr, mais également Orphée, Eros, un Atlante assoupi ou, plus prosaïquement, un bêta tout retour-né. Par ailleurs, nombreux sont les affleurements qui renvoient à l'œuvre de P. Beurard-Valdoye puisqu'on voit ressurgir, entre autres, les thématiques de l'exil, des îles et même un malade-du-narré qui ne s'ignore donc pas.
Cela dit, toutes ces références ne réduisent pas cet ouvrage à un simple jeu de reconnaissance pour lettrés. Au contraire, loin de toute accumulation savante, le tressage y est tel qu'on peut / doit le lire comme une histoire d'amour démultipliée qui permettrait d'échapper, du moins provisoirement, à l'enfermement de chacun en soi : la tunique du messager est qualifiée de camisolante, le malade susdit est dans sa prison intérieure, A. et lui veulent tenter de s'évader / de leurs prisons de mots ; et si soudain entre la mère de la déesse / il faut sans démenti se rhabiller imiter / le fou interné - où l'on constate à nouveau que l'humour ne manque pas. Ainsi, on passe (et repasse) de la fusion forcément rêvée :
il se consume sans langue
se fond en elle :
Aphrodite est le messager
et lui le scripte de ses dictées
se fond en elle :
Aphrodite est le messager
et lui le scripte de ses dictées
à la rupture la plus nette :
<rien du rêve d'incube n'y ressemble
tu refuses même d'exhiber ton dos
en toi le clivage est aussi entre nous
l'acte amoureux en érosion déporte
les méandres de la rivière et de
son confluent
tu refuses même d'exhiber ton dos
en toi le clivage est aussi entre nous
l'acte amoureux en érosion déporte
les méandres de la rivière et de
son confluent
rupture qui pourrait conduire à la folie, voire au crime :
le messager reconquit son rêve
l'intrus en soldat de la poésie
était d'abord menaçant
son couteau visait la gorge
comme elle s'éveilla
tumultueuse
l'intrus en soldat de la poésie
était d'abord menaçant
son couteau visait la gorge
comme elle s'éveilla
tumultueuse
Cette joute amoureuse inévitablement sans fin2s'incarne dans un travail d'écriture qui illustre à sa façon la fameuse affirmation pongienne quant à l'Eros qui fait écrire - car c'est bien à l'intérieur même de la langue que les choses se déroulent, à la lettre près :
Aphrodite chante mieux
son diaphragme sous le feu du bas
assoiffé de la gorge aux ovaires
a la hanche inversé en chant
son diaphragme sous le feu du bas
assoiffé de la gorge aux ovaires
a la hanche inversé en chant
Mêlant les lexiques les plus divers et les mots inlus qu'on n'ose qualifier de néologismes3, le livre constitue alors l'autre lieu où le désir s'exerce, entre absence et rencontre, dans un mélange de possession et de lâcher prise - et ce jusqu'à son propre épuisement :
et la poésie
en ce flot de questions
un flux phréatique
délivrant des
pertes de la languE
en ce flot de questions
un flux phréatique
délivrant des
pertes de la languE
Peu à peu, de nombreux passages permettent d'esquisser un art poétique dont la recherche d'une dynamique à la fois affirmée et instable serait l'un des traits majeurs, la poésie plus que connaissance / étant forme qui emporte le savoir - et, emporté emportant, le poème suit son cours intranquille.
1Allemandes, 1985 ; Diaire, 2000 ; Mossa, 2002 ; la Fugue inachevée, 2004 ; le Narré des îles Schwitters, 2006 ; le prochain volume sera intitulé Gadjo-migrant.
2On ne guérit pas de l'amour qui n'est qu'un rêve. (Horacio Amigorena, L'amour du fantasme) - l'écriture contribuant à relancer sans cesse cette matrice. Au passage, on peut lire ce qu'écrit R. Klapka sur l'ouvrage cité : lettre(s) de la magdeleine : Du fantasme & de la prose
3Poezibao : Les entretiens infinis : avec Patrick Beurard-Valdoye, 5