Les Dispositions de la loi par Bruno Fern
Cet ouvrage s’inscrit dans la collection Ekphrasis[1],constituée de textes d’écrivains faisant écho à une œuvre picturale. Pour sa part, Dominique Quélen a choisi un dessin d’Helene Reimann (1893-1987), Mobilier, l’une des pièces de la collection d’art brut de l’Aracine exposée au LaM, à Lille.
Au premier abord, on pourrait croire qu’il s’agit de l’œuvre d’un enfant mais c’est en fait celle d’une vieille femme, internée pendant presque 40 ans à l’hôpital psychiatrique de Bayreuth où, jusqu’en 1973, ses dessins furent détruits par les infirmiers. Comme son titre l’indique, on peut en effet y distinguer sept meubles (autant que les enfants d’H. Reimann), la plupart représentés sans recourir à la perspective, sous la forme de simples quadrilatères coloriés en trois nuances de gris et de marron (au crayon de couleur), plus quelques lignes droites au crayon graphite, le tout tracé à la règle et occupant entièrement le cadre, une feuille de papier à lettres ligné format A 4, les bords correspondant aux murs de la pièce.
Un espace donc fermé sur lui-même, apparemment vidé du moindre signe de vie, empreint de rigueur et de dépouillement, où ne figure aucune courbe sauf, presque au centre, celles d’un trou oblong dont l’origine vraisemblablement accidentelle n’empêche pas D. Quélen de lui accorder une attention particulière. C’est ce qu’il affirme voir en premier lieu, point aveuglant comme un œil qui le regarderait en retour, ouverture qui à la fois offre une échappée et souligne la précarité de l’œuvre face au débordement incessant qu’est le monde dit extérieur. Par ailleurs, l’auteur fait entrer le dessin en résonance avec divers éléments (picturaux, littéraires, mythologiques, cinématographiques) et expose ainsi un regard plein (aucun baratin là-dedans) et pourtant ouvert de par les multiples pistes proposées.
Au passage, le lecteur familier de l’œuvre de D. Quélen remarquera ce qui semble pouvoir y être relié et, pour commencer, cette disposition aussi restrictive que rassurante[2], rappelant le fait que l’auteur considère la poésie « comme, entre autres choses, un discours contraint permettant de se tenir à bonne distance de soi ». Au-delà, l’écriture retenue et néanmoins incisive de D. Quélen (la netteté de la découpe de son phrasé, sa précision lexicale – il recourt souvent, non sans ironie, à des termes techniques) n’est pas sans points communs avec la sobriété affirmative et géométrique du trait d’H . Reimann. Quant à ce fameux trou, n’est-il pas à rapprocher de tous ceux qui, ici ou là, évoquent un voyeurisme aussi attirant que menaçant ? Ainsi, dans Câble à âmes multiples[3] : « Et chaque jour, chaque jour le topo sur l’espérance et la charité, un trou ménagé dans la cloison à hauteur des yeux, qui te suce. » Dans les deux cas, on retrouve un univers marqué par les figures de l’enfermement (d’abord en soi) et dont les dispositifs essaient de s’opposer autant à ces espaces régis qu’à un possible délabrement – et ce n’est sans doute pas un hasard si D. Quélen cite une phrase de Michaux qui contient le titre de l’un de ses livres[4] : « Je vous construirai une ville avec des loques, moi ! »[5] car c’est bien cela qui compte : dessiner ou écrire, malgré tout ce qui tente d’assigner, pour tenir.
Enfin, il faut noter que l’ouvrage lui-même constitue un bel objet, en outre intelligemment conçu, le second rabat de couverture permettant de voir l’œuvre pendant la lecture.
[1] « Genre littéraire. Un de ses objets est de décrire une œuvre pour cela qu’elle est difficilement accessible, non visible, voire disparue. » (François Collet, Cahier Critique de Poésie, n°19, CipM, 2010)