Loque de Dominique Quélen par Bruno Fern

Les Parutions

01 avril
2010

Loque de Dominique Quélen par Bruno Fern

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Loque : dont le tissu est fait de morceaux et partirait de même, d'où un texte qui s'autodétruirait au fur et à mesure de sa lecture, comme les messages de la fameuse série1, qui produirait à la fois un effet de bloc (en un seul tenant massif de prose, sans le moindre paragraphe à l'horizon) et, d'une phrase à l'autre, celui d'une fragmentation permanente, d'une dérive qui s'effectue dans tous les sens mais ne veut pas rien dire. Pour en rester au titre, on peut aussi bien recourir à son étymologie (boucle de cheveux dont on trouve des traces ici ou là puisqu'il s'agit d'inventer une « coiffure compliquée, fractale » où l'on avance en tressant à force de ressasser) qu'à un rapprochement avec le parler latin, linguistiquement illégitime et pourtant justifié dans un livre où la parole est aussi solitaire (soliloque obligé) que plurielle (ventriloque, terme d'autant plus adéquat en raison de l'importance accordée au corps, la plupart du temps souffrant - la loque humaine n'est jamais loin) ; enfin, la piste du français régional (du Nord où vit l'auteur) n'est pas à négliger non plus, « passer un coup de loque » pouvant s'entendre comme la tentative de nettoyer, par l'écriture, les plaies diverses et variées, entreprise évidemment sans fin.
Quant au sous-titre, au-delà des échos rilkéens disséminés tout du long, le chant - si l'on ose utiliser ce mot pour désigner ce qui s'élève et se rompt dans le même mouvement2 - porte le deuil de différentes figures, le fleuve omniprésent charriant celles de P. Celan, d'un frère en son jeune âge et de porcs et chiens pareillement morts.

C'est donc à une étrange pièce de théâtre intérieur que l'on assiste - ou plutôt dans laquelle on est emporté, cherchant à se raccrocher aux reprises : entre autres, Rome en arrière-plan, ville du fleuve, des ruines et des jumeaux ; des « personnages » flottants qui peuvent constituer autant de sujets d'énonciation et permettre de varier les distances (ainsi on passe brutalement du je au vous alternant avec le tu selon des circonstances plus ou moins définies : « Est-ce que je peux te revouvoyer ? ») ; le nombre 7 qui revient régulièrement (« Les sept douleurs matérialisées par sept plaies ouvertes, en démonstration. ») ; un « petit couteau » dont les usages multiples sont forcément à double tranchant dans le vif de la langue ; un Christ aussi burlesque que tragique : « Le corps tu l'enveloppes et saucissonnes dans un drap mouillé façon toge, façon statuaire, tu laisses dépasser les extrémités ça donne un peu de vie à l'ensemble et tu maintiens au moyen d'un filet à grosses mailles. Tu lui fais adopter l'air d'un homme qui profite au mieux des trois dimensions de l'espace et tu le disposes habilement bien en évidence au bout du mur, à la verticale des antéfixes, au coin de la Piazzetta dei Sette Corpi Scuriti) » ; les « points-poésie » délivrés suivant un règlement mêlant cocasse et sérieux : « Tu as moitié-moitié gras et maigre. Tu as la langue à forte poésie, la poésie déviée, la poésie dénaturée, tous les degrés de poésie employée comme vide-poche et décapsuleur. » En outre, de nombreux courants textuels s'entrecroisent ici, appartenant aux registres les plus divers : littéraire, commercial, juridique, technique (à dominante médicale), psychologique (souvent issu du coaching bêtifiant à la mode), etc. Cela dit, cette dislocation hétéroclite est soigneusement cousue à travers une composition aussi habile (« Il n'y a aucun chaos là-dedans ! Ce sont des vignettes. Il est où le chaos ? Où est la discorde ? Où sont les chocs et les affaissements, la ruine, l'eau rendue imbuvable par les vapeurs soufrées, la fin de tout ? ») que labile, tant l'on glisse vite d'un mot à l'autre : « Il y a tromperie sur la marchandise : on attendait un état de grâce et voilà qu'on a un tas de graisse. »

Bref, après ses petites formes, D. Quélen offre à présent un livre des plus singuliers, ne relevant ni de l'ENA3 ni du « retour aux états d'âmes narcissiques, à la petite mémoire et à la plainte individuelle »4 mais dont la tonalité majeure est celle d'un tragi-comique qui n'épargne pas l'écriture elle-même : « Un filet coule continûment. Perte dont la raison nous échappe. On n'a pas la clé mais c'est coquet, ça brame et se pénètre tant et plus. Grande scène de protestations d'amitié. Sur ce, le ciel change. Les objets, dehors et dedans, commencent à sentir. On procède à un amenuisement radical du monde et on le range avec les tubes et les rouleaux. Un glas glapissant nous glace le sang dans les veines. La chair frémit sur le présentoir. On sent que le terme approche. Un mol édredon nous attend. L'âme s'épanche et s'exhale en flaques. A tout hasard, tu restes hyperréactif. » - d'où un texte qui répond à sa façon à cette injonction de Beckett : « Trouver une forme qui exprime le gâchis, telle est maintenant la tâche de l'artiste. »5 et dont le « lecteur et client », à condition de se laisser aller au fil, ne peut finalement que partager ce constat : « Tu prends plaisir à multiplier les angles. ».



1 Ainsi que le suggèrerait, entre autres, cette surprenante injonction : «Ne lisez pas la phrase précédente. »
2 « La prose est un lieu propre à accueillir un usage défait de la langue. Que la langue soit délirante et dé-lyrante. » (D. Quélen, entretien avec Jérôme Goude, Le Matricule des Anges, n° 111, mars 2010).
3 Ecriture Neutre Actuelle-académique, selon la dénomination de Fabrice Thumerel.
4 Emmanuel Hocquard, Ma haie, POL, 2001.
5 Citée dans un entretien donné par Philippe Beck au site Le Libraire.com

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