Mes Arabes d’Olivier Rachet par Claude Minière
Le fond ramené. Page 132 : « La menace était bien réelle et s’était ancrée, avec une rapidité incompréhensible, dans toutes les consciences occidentales. Ce n’était plus un ultime avatar du racisme qui avait traversé les siècles, baignant dans une ignorance et une peur depuis longtemps mauvaises conseillères ; c’était le retour au galop d’un obscurantisme dont on avait oublié qu’il avait donné naissance à l’Inquisition et à la Shoah. Le Mal suprême n’avait-il donc pas été éradiqué ? Sur quel terreau fertile avait-il pu continuer à prospérer, encouragé par quels relais ? »
Rimbaud avait écrit « Je songe à une Guerre, de droit ou de force, de logique bien imprévue ». Olivier Rachet saute par-dessus je songe pour « brancher » directement le lecteur sur le rappel, l’analyse et la formulation des iniquités et failles de la « civilisation ». Et après tout ça (la convocation en est massive), où l’écrivain va-t-il nous conduire ? A la poésie, encore, de poètes, persans, andalous, arabes --- et au jardin. « Notre jardin » écrit-il. Notre ? La logique n’est pas forcément imprévue.
La composition de l’ouvrage doit, me semble-t-il, au métier sollersien une part de son tissage, son clair ordonnancement: un éventail de courts chapitres ou « pans » ayant pour entrée un nom du dictionnaire. Au nom de Madrasa : « Oui je vois très bien, et je vous le répète, lecteurs. J’accepte de porter le fardeau de tous vos préjugés. Je partage sans doute, avec mes frères arabes, la pensée qu’un pédé en terre d’islam ou chrétienne relève de la malédiction. Aurais-je vécu à Sodome ou Gomorrhe, j’aurais été anéanti. Je suis mort, assassiné, sur une plage, un jour de brouillard. J’écoutais le Köln Concert de Keith Jarrett. On me plongea un couteau dans l’abdomen. Je trébuchais. Deux autres coups en plein cœur. On me trancha le sexe qu’on plaça à l’intérieur de ma bouche sanguinolente. On me sodomisa comme un chien, avec une matraque enduite d’huile d’olive. On me cracha au visage. Au réveil, il faisait encore nuit. » (page 64) Au nom de Drapeau : « Quand le mauvais goût triomphe et l’emporte sur l’indicible de blessures intimes, une tyrannie se prépare dont on ne connaît pas encore le nom. » (page 137) Au nom de Arabesque : « On passera sur les recommandations tendancieuses, sur les hadiths controversés. On ne se focalisera pas obsessionnellement sur l’image de ces houris, jeunes vierges dont l’œil par la franchise étonne. Mais qui pourrait raisonnablement rester de marbre devant ces fleuves impétueux de lait et de miel, ces vaisseaux d’argent et ces coupes de cristal, ces éphèbes immortels semblables à des perles ; toutes ces notations d’une rare sensualité sorties tout droit de la bouche du Créateur ? » (page 145 où Olivier Rachet fait part de sa lecture du Coran)
Quelques uns de ces « volets », Disputation, Cimeterre, Alcool, Conversion, Souk, se terminent sur une prosopopée délirante de vengeance --- et sacrificielle ; mais Souk file aussi ces lignes d’une lente sérénité : « On se perd dans un dédale de parfums et de bruits, enivrés ; on avance à l’aveugle en se frôlant, en se touchant délicatement pour ne pas avoir à s’excuser. Les gestes suppléent à la parole de courtoisie, qui pourtant n’est jamais à exclure. Si l’amour et la poésie sont les rares activités à convoquer les cinq sens, il faut y ajouter la déambulation voluptueuse à l’intérieur des souks. »
Le texte de Mes Arabes est complexe, plusieurs « niveaux de conscience » s’y côtoient. Si c’est un chant, disons que c’est un sprechgesang (avec « bulles » à l’occasion). Le positif et le négatif y sont mis, en passant, en question. Ainsi du récit, pages 78-79 --- soit, au milieu du livre --- du supplice de Hallâj (poète soufi cher à Roland Barthes), passion qu’une image, la reproduction d’un tableau-vitrail de Mohamed Abouelouakar, en couverture annoncera, « épinglera ». Quasi scène primitive, ces heures de 922, torture et humiliation, fidélité et perte, horreur et illumination, saturation et transparence, rayonnent à la fois comme souffrance et jouissance, abîme et infini.