Chateaubriand, Vie de Rancé par Claude Minière
De Chateaubriand à Joyce
« Voyez défiler la procession des morts » écrit René de Chateaubriand dans sa Vie de Rancé. Qui lit encore ce livre formidable ? Isidore Ducasse probablement l’avait lu, car les traits des Poésies sont d’un style fort proche de celui de Chateaubriand. Les deux ouvrages présentent, l’un et l’autre, une suite d’atomiques fables, chacune avec sa morale. Chateaubriand précède aussi Proust dans l’évocation d’un monde et d’un temps perdus. Voyez tous les personnages qu’il fait brièvement entrer dans Vie de Rancé sans utilité pour le récit mais simplement pour un « défilé ». Et autrement, allez voir du côté du Finnegans wake de Joyce ! Jeunesse, vieillesse, …processions des morts.
Ces livres marquent des retours sur une époque, sur une « première vie ». Poésies revient sur Les chants de Maldoror, qu’elles retournent ; Vie de Rancé est le dernier ouvrage de Chateaubriand, quatre ans avant sa mort. La phrase en a ce tour stylistique de congé. Quelques exemples :
« Le terrible Pascal, hanté par son esprit géométrique, doutait sans cesse : il ne se tira de son malheur qu’en se précipitant dans la foi. » (p. 169)
« Sobieski entra dans Vienne par la brèche qu’avait ouverte le canon des Turcs. Les Polonais sauvèrent l’Europe, qui laisse exterminer aujourd’hui la Pologne. L’histoire n’est pas plus reconnaissante que les hommes. (p. 181)
« Madame Guyon a laissé des cantiques spirituels et un écrit intitulé des Torrents : ils l’emportèrent. » (p. 242)
L’écrivain vient de conter une rencontre révélatrice, comme il en est dans les Evangiles et de nombreux récits d’édification. Il conclut : « Ce sont là de belles histoires : Dieu, un roi détrôné, un soldat ermite. » (p. 254)
Et c’est aussi tout un siècle qui est mesuré. Ducasse : « Les gémissements poétiques de ce siècle ne sont que sophismes. » Chateaubriand : « Les recueils épistolaires, quand ils sont longs, offrent les vicissitudes des âges : il n’y a peut-être rien de plus attachant que les longues correspondances de Voltaire, qui voit passer autour de lui un siècle presque entier. »
Rancé était un mondain qui décida par pénitence de se faire ermite. Il voulait oublier ce monde, ne plus être assailli de souvenirs. Chateaubriand, pour lui-même, commente : « Il est difficile de ne pas avoir de souvenirs quand on a vécu 1793. » C'est-à-dire la Terreur, qu’il a vécue.