25 janv.
2009
Notes sur Beckett de Theodor W Adorno par Bruno Fern
Constitués de ce qui n'était pas destiné à la publication (lettres, notes, retranscription d'un débat télévisé), ces deux livres 1 ne doivent pas pour autant être considérés comme réservés aux seuls connaisseurs des auteurs. En fait, tout lecteur de ces traces certes privées, de ces annotations laissées en plan (la mort d'Adorno, en 1969, l'a empêché d'achever son étude de l'œuvre de Beckett), peut en tirer de quoi penser - la forme fragmentaire, ramassée sur elle-même, obligeant du coup à la déployer.
De multiples liens existent entre ces ouvrages car si Adorno n'a pas réussi, malgré ses efforts, à faire se rencontrer Celan et Beckett, ses réflexions ont établi entre eux de nombreuses proximités. Ainsi, son affirmation que la poésie porte en elle « une forte tendance à l'arrêt de la parole »2 évoque légitimement cette phrase qu'il a soulignée dans L'Innommable : « La recherche du moyen de faire cesser les choses, taire sa voix, est ce qui permet au discours de se poursuivre. » Par ailleurs, sur la page de garde de Grille de parole, recueil que Celan lui a envoyé en août 59, Adorno a notamment écrit : « Tentative pour trouver une consolation pour la pierre, le mort. Consolation affirmative (grâce à son ton). Rapport à Beckett : figures du néant. »
Ces rapprochements n'ont rien d'étonnant puisque le philosophe considérait Celan et Beckett comme faisant partie des rares auteurs d'une œuvre d'après Auschwitz et, à cet égard, la brève correspondance, subtilement éclairée par la présentation de Joachim Seng, permet de mieux mesurer en quoi la reconnaissance de l'écriture de Celan par Adorno constitue l'une des preuves qu'il avait peu à peu modifié son fameux jugement3, voyant mise en œuvre dans la poésie celanienne cette « faculté de résister au pire en le transformant en langage »4.
Au fil de sa lecture de Fin de partie et de L'Innommable, les commentaires d'Adorno et les rapprochements qu'il effectue (où dominent les références à Wittgenstein, Gide, Joyce et Kafka) laissent entrevoir ce qu'il comptait écrire quant au rapport de l'œuvre de Beckett à la philosophie, en particulier sur la conception du sujet qu'il est impossible de réduire complètement à la cuisson de l'écriture : « Le principe de la critique immanente est poussé aussi loin que métaphysiquement possible. Je veux dire qu'il sait très bien que l'artiste ne peut dépasser sa propre expérience. Il lui est lié et ne peut pas, comme le penseur, la dépasser par la réflexion. La réponse de Beckett, qui est aussi un penseur, consiste à s'abandonner à son expérience propre jusqu'à dépasser la simple subjectivité. »5
Enfin, si Celan tenait à ce que sa poésie soit écrite sous « l'accent aigu de l'actualité »6, ces propos d'Adorno sur la « nouvelle musique » (que J. Seng rapproche avec raison de l'écriture celanienne) ne manquent toutefois pas de rappeler certains discours politiques contemporains : « Cette manière d'en appeler avec suffisance à une humanité qui, dans la réalité, est si bien absente est des plus suspectes. (... ) Les valeurs positives ne servent plus qu'à empêcher qu'on se rende compte qu'aucune d'elles n'est réalisée. Celui à qui cela tient à cœur ne peut plus se réclamer d'elles, et il doit les démonter quand on les lui oppose. »7 ; de même, à notre époque de narcissisme high-tech, cette phrase sur Beckett n'a rien perdu de sa pertinence : « Le fait que ce moi ne s'accroche pas à ce qu'il trouve en lui, cela me semble, dans un monde complètement dominé par une raison orientée vers l'autoconservation, le défi le plus décisif qu'on peut lancer à la subjectivité. »8 .
1Cette note traite également de la Correspondance T.W. Adorno / P. Celan, traduite de l'allemand par Christophe David et présentée par Joachim Seng, 96 pages, 16 €
Ces deux ouvrages sont parus aux éditions NOUS octobre 2008.
2« Arnold Schönberg », Prismes (1955).
3« Ecrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d'écrire aujourd'hui des poèmes. », Adorno, op. cité. Pour ceux que cette question intéresse, en ces temps où les négationnistes occupent le devant de certaines scènes : tache-aveugle : Adorno et la poésie « après Auschwitz »
4Adorno, « Réflexions sur Kafka », op. cité, passage souligné par Celan.
5Adorno, propos tenus dans le cadre de la discussion diffusée le 2 février 1968 sur la WDR, la chaîne de télévision ouest-allemande, Notes sur Beckett, p. 155.
6Celan, Le Méridien & autres proses (1961).
7Adorno, Musique et nouvelle musique (1960).
8Voir supra, 5.
De multiples liens existent entre ces ouvrages car si Adorno n'a pas réussi, malgré ses efforts, à faire se rencontrer Celan et Beckett, ses réflexions ont établi entre eux de nombreuses proximités. Ainsi, son affirmation que la poésie porte en elle « une forte tendance à l'arrêt de la parole »2 évoque légitimement cette phrase qu'il a soulignée dans L'Innommable : « La recherche du moyen de faire cesser les choses, taire sa voix, est ce qui permet au discours de se poursuivre. » Par ailleurs, sur la page de garde de Grille de parole, recueil que Celan lui a envoyé en août 59, Adorno a notamment écrit : « Tentative pour trouver une consolation pour la pierre, le mort. Consolation affirmative (grâce à son ton). Rapport à Beckett : figures du néant. »
Ces rapprochements n'ont rien d'étonnant puisque le philosophe considérait Celan et Beckett comme faisant partie des rares auteurs d'une œuvre d'après Auschwitz et, à cet égard, la brève correspondance, subtilement éclairée par la présentation de Joachim Seng, permet de mieux mesurer en quoi la reconnaissance de l'écriture de Celan par Adorno constitue l'une des preuves qu'il avait peu à peu modifié son fameux jugement3, voyant mise en œuvre dans la poésie celanienne cette « faculté de résister au pire en le transformant en langage »4.
Au fil de sa lecture de Fin de partie et de L'Innommable, les commentaires d'Adorno et les rapprochements qu'il effectue (où dominent les références à Wittgenstein, Gide, Joyce et Kafka) laissent entrevoir ce qu'il comptait écrire quant au rapport de l'œuvre de Beckett à la philosophie, en particulier sur la conception du sujet qu'il est impossible de réduire complètement à la cuisson de l'écriture : « Le principe de la critique immanente est poussé aussi loin que métaphysiquement possible. Je veux dire qu'il sait très bien que l'artiste ne peut dépasser sa propre expérience. Il lui est lié et ne peut pas, comme le penseur, la dépasser par la réflexion. La réponse de Beckett, qui est aussi un penseur, consiste à s'abandonner à son expérience propre jusqu'à dépasser la simple subjectivité. »5
Enfin, si Celan tenait à ce que sa poésie soit écrite sous « l'accent aigu de l'actualité »6, ces propos d'Adorno sur la « nouvelle musique » (que J. Seng rapproche avec raison de l'écriture celanienne) ne manquent toutefois pas de rappeler certains discours politiques contemporains : « Cette manière d'en appeler avec suffisance à une humanité qui, dans la réalité, est si bien absente est des plus suspectes. (... ) Les valeurs positives ne servent plus qu'à empêcher qu'on se rende compte qu'aucune d'elles n'est réalisée. Celui à qui cela tient à cœur ne peut plus se réclamer d'elles, et il doit les démonter quand on les lui oppose. »7 ; de même, à notre époque de narcissisme high-tech, cette phrase sur Beckett n'a rien perdu de sa pertinence : « Le fait que ce moi ne s'accroche pas à ce qu'il trouve en lui, cela me semble, dans un monde complètement dominé par une raison orientée vers l'autoconservation, le défi le plus décisif qu'on peut lancer à la subjectivité. »8 .
1Cette note traite également de la Correspondance T.W. Adorno / P. Celan, traduite de l'allemand par Christophe David et présentée par Joachim Seng, 96 pages, 16 €
Ces deux ouvrages sont parus aux éditions NOUS octobre 2008.
2« Arnold Schönberg », Prismes (1955).
3« Ecrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d'écrire aujourd'hui des poèmes. », Adorno, op. cité. Pour ceux que cette question intéresse, en ces temps où les négationnistes occupent le devant de certaines scènes : tache-aveugle : Adorno et la poésie « après Auschwitz »
4Adorno, « Réflexions sur Kafka », op. cité, passage souligné par Celan.
5Adorno, propos tenus dans le cadre de la discussion diffusée le 2 février 1968 sur la WDR, la chaîne de télévision ouest-allemande, Notes sur Beckett, p. 155.
6Celan, Le Méridien & autres proses (1961).
7Adorno, Musique et nouvelle musique (1960).
8Voir supra, 5.