Surplis de Frank Smith par Bruno Fern
Dès que l’on tient ce livre entre ses mains, deux éléments attirent l’attention : le titre, où ce qui peut être lu comme un préfixe paraît inhabituellement accolé au radical[1], et le format, dépassant explicitement les dimensions des publications qui figurent dans cette collection, semblant signifier d’emblée qu’il sera question ici de débordement, de la recherche de tout « ce qui donne au texte une apparence d’excès ». Ensuite, il y a l’exposé du mode de fabrication de l’ouvrage, issu de la rencontre de Franck Smith, alors en résidence au domaine de Chamarande (Essonne), avec onze étudiants du Diplôme supérieur d’art appliqué en design typographique de l’école Estienne. Le premier a écrit environ 250 fragments à partir de la phrase « Je pense à toi » et les seconds ont réfléchi à la meilleure façon de faire lire autant que voir un tel ensemble, le projet finalement retenu étant celui de Julie Patat, dans lequel apparaissent et disparaissent les différentes parties du texte, comme si elles étaient écrites sur des bandes de papier de tailles diverses, superposées les unes aux autres.
Cette disposition singulière décuple incontestablement les effets de lecture : répétitions, dévoilement puis recouvrement progressifs de la même fraction textuelle, superpositions ou juxtapositions des fragments entre eux, qui les tronquent ou, au contraire, autorisent d’éventuels enchaînements – par exemple, ces deux pièces qu’il semble possible d’entrelacer (le passage à l’italique est de moi) : « Je pense à toi, Je pense à toi, dans chaque calme fragment c’est ton visage incomplet qui parle et prononce ». Autant de processus qui expliquent cette précision de l’auteur : « l’ensemble des propositions ne se répondent pas, elles se performent ». Cette insolite mise en page exige du lecteur qu’il construise lui-même son itinéraire à travers un protocole d’écriture qui est, au long du livre, qualifié par de nombreux termes : réseau, labyrinthe, entrecroisement, oscillation, jeu de l’Oie, etc., dans une « profusion des mots » analogue à celle de la nature, tout particulièrement à ses circuits liés au monde végétal et à l’écoulement des eaux. Déplacements pluriels qui font écho d’une part à ceux effectués sur les lieux géographiques et / ou leurs représentations[2], d’autre part à ce que la pensée vers autrui entraîne comme déviations d’un prétendu tracé originel, d’un moi qui se croirait homogène et clos car « Est identique à soi-même ne veut rien dire du tout » – autrement dit : « L’unité du moi n’est qu’une escroquerie idéologique. »[3]
Frank Smith a donc trouvé une forme en formation qui coïncide avec l’objet qu’il essaie d’approcher sans fin (les derniers mots sont : « TO BE CONTINUED… »), en multipliant les angles d’attaque où chaque fragment constitue une tentative d’élucidation, de dépliage de la phrase initiale. Puisque « penser à l’autre » implique de chercher un terrain d’entente, cette action renvoie notamment « à des scènes primitives (l’appréhension de la langue) » et suppose une confrontation incessante au sentiment d’étrangeté : « faire naître une autre langue, je ne parle pas français » Cet entre-deux crée un flottement qui, outre la mécanique parfaite jusque dans ses apparentes failles[4] d’un livre conçu « comme un tableau vivant », se produit également à plusieurs niveaux : entre l’anglais et le français ; entre la phrase et le vers, parfois engendré par la découpe du texte ; entre ce qui évoque une spatialisation physique, en particulier des promenades au cours desquelles « on croise des promeneurs silencieux », et des espaces intérieurs dont les limites ne peuvent pas être entièrement définies, tant cette citation de Brecht[5] sonne juste : « Il pensait dans d’autres têtes ; et dans la sienne d’autres que lui pensaient. C’est cela la vraie pensée. » Ce à quoi parvient ici Frank Smith, c’est à rendre palpable ces interactions, c’est-à-dire « non pas ce qu’en sont les principes, mais ce qu’ils font – travaux pratiques », ce en quoi, bien loin de toutes les tentations, hélas toujours d’actualité, de repli plus ou moins identitaire, penser à qui nous est autre permet de gagner en puissance (d’être et d’agir) puisque « différence et intensité » sont indissolublement liées.
[1] J’ai fini par retrouver une occurrence du mot (que je lis, évidemment, comme étant au pluriel) en titre du 3ème chapitre d’un livre consacré à Deleuze et Guattari : Gilles Deleuze Félix Guattari - François DOSSE - Éditions La Découverte
[2] Frank Smith a composé son livre à partir d'un travail sur la collection de cartes postales des archives du département de l’Essonne.
[3] Jean-Jacques Lebel, in « Zigzag poésie », revue Autrement, 2001.
[4] Car le fait de penser à l’autre ne saurait être sans ratés, sans malentendus, ce qu’incarnerait, par exemple, le chevauchement des fragments qui finit par aboutir à leur disparition.
[5] Les autres auteurs cités étant B. Pascal, A. Badiou, J.-L. Nancy et J. Darriulat – une dominante donc nettement philosophique.