Tomates de Nathalie Quintane (2ème recension) par Bruno Fern

Les Parutions

24 déc.
2010

Tomates de Nathalie Quintane (2ème recension) par Bruno Fern

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Deux ans après le remarquable Grand ensemble, Nathalie Quintane provoque ici une autre série de résonances qui vont de la sarkozyste affaire de Tarnac aux deux frères Blanqui, en passant par Jean-Marc Rouillan (de sa jeunesse antifranquiste à sa récente lettre), les « incidents » récurrents dans les banlieues dites sensibles, le jardinage 1(dont la recette interdite du purin d'orties), un long échange entre l'auteur et Jean-Paul Curnier quant à la notion de peuple, etc., le fil forcément rouge étant celui de l'insurrection qui ne semble pas être pour demain tant le monstre fait les yeux doux2 au dit (ou non dit) peuple - mais qui sait quand aura lieu la prochaine journée des Tuiles3?

Loin d'être facilement lisible (même s'il peut le laisser croire dans un premier temps), ce bref ouvrage place sans cesse « le lecteur dans une situation délicate (délicate, irritante, intenable) » pour reprendre les termes employés à propos d'un livre de Pierre Alferi qui serait l'équivalent romanesque de celui-ci. A travers une composition subtile qui fait jouer ensemble (coulisser ou se heurter) les plans apparemment les plus divers, on suit tout en s'égarant et vice versa, désireux au final d'en lire / penser davantage, position aussi frustrante qu'enviable. En effet, on (c'est-à-dire « en tant que rien de spécial ») ne peut guère qu'être atteint par ces coups portés souvent indirectement mais qui n'en font pas moins « pan dans les dents » et ce d'autant que l'époque est à un degré de pourriture plutôt avancé. En outre, fait suffisamment rare pour ne pas être souligné (comme on dit), N. Quintane ne s'épargne pas lorsqu'elle met en évidence certaines réalités politiques : le piégeage de festivals littéraires auxquels elle a participé (à Palma de Majorque où elle a vécu « un flash de fascisme » et au Maroc où elle s'est sentie « bouclée » par les discours officiels) et le caractère festif obligatoire (« Lectrice, donc fêtarde. ») de la plupart des manifestations culturelles par chez nous - où « le fascisme en ses débuts ou en sa fin n'est pas sûr ».

De fait, une lucidité salutaire domine dans cet ouvrage qui ne se proclame pas comme engagé et l'est pourtant beaucoup plus que d'autres qui voudraient bien mais peuvent point, y compris (et même d'abord là car c'est l'enjeu central) jusque dans l'écriture qui évite de monter sur ses chevaux, petits ou grands, en faisant preuve d'une retenue toute quintanienne : « Ainsi ce livre est muet, mais costumé par places dans l'espoir d'être entendu. » Par conséquent, aucun nombrilisme masqué dans ce texte qui se maintient dans sa peau4, ce qui suppose une fermeté (pas d'évanescence, N.Q. n'étant pas du genre à se payer de mots) sans fermeture mais avec débordements intégrés puisque « savoir si le contenu déborde enfin la phrase, ou si c'est encore la phrase qui déborde le contenu, c'est tout le problème » - autrement dit, savoir si la fameuse insurrection peut venir par / dans un livre ou pas et, si oui, comment, car N.Q. ne manque pas de jus malgré « la nature spectrale, diminuante, disparaissante, de tous les romans et de l'efficace littéraire en général ». A ce propos, elle lâche quelques sphères, en particulier dans les deux épilogues, histoire d'échapper aux poncifs du « style noble, ou noblement insurrectionnel » dont les exemples repoussent sans arrêt, en prose ou en vers, ces derniers n'impliquant pas nécessairement boursouflures et poses drapées. Le premier épilogue, partant du sens argotique, en portugais, du mot « tomates » (testicules), s'achève avec l'éloge savoureux d' « une sorte d'art, l'art du toucher, du tâter, du cerner, du circonvenir, de l'intellection sensible » et sa justification philosophique par détournement espiègle : « car la couille est sans pourquoi (en quel honneur la rose serait plus digne et plus belle ou plus sans pourquoi encore ?) », d'où un flottement de fond qui n'exclut cependant pas l'action, notamment contre ceux qui prétendent ne jamais flotter5; le second, à l'issue d'un dialogue intérieur entre les deux pôles Blanqui sur la question des armes à employer (tomates, tuiles, kalachnikovs6 ou mots), engage finalement à varier les terrains d'attaque puisque « Bonaparte ne remporte pas toujours ailleurs la victoire de Marengo7 »- donc tout un arsenal rhétorique qu'on (« en tant qu'écrivain ») n'en finit pas de fourbir.

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1 Qui ne saurait constituer qu'un simple repli bobo, surtout pour ceux qui, comme l'auteur, viennent « des patates » - et d'ailleurs : « Cultivez votre propre jardin. C'est un acte politique, de résistance ! », Pierre Rabhi (2008).
2Cf. l'essai de Raffaele Simone, Le Monstre doux. L'Occident vire-t-il à droite ? (Gallimard, 2010).
3Nom donné à l'émeute du 7 juin 1788 à Grenoble, au cours de laquelle les protestataires ont affronté à coups de tuiles les troupes royales.
4 « La peau de la tomate maintient la tomate dans sa peau. », Remarques (Cheyne, 2002).
5« Nous devrions, chacun à notre manière, accéder à un stade supérieur qui fasse déposer la plume à tous les croyants, tous les communistes et les fascistes. » (Imre Kertész, entretien dans Le Matricule des Anges, n°118, nov-déc. 2010), phrase à ne pas lire de travers.
6Environ 4 000 sur les 30.000 armes illégales qui circulent dans les banlieues, selon les services du doublement condamné Brice Hortefeux.
7Auguste Blanqui, L'Eternité par les astres (1872), in Maintenant il faut des armes (La Fabrique éditions, 2007).

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