Un amour de moi de Didier Moulinier par François Huglo
Le titre est-il démenti par l’exergue pascalien « le moi est haïssable » ? L’auteur ne s’aime pas plus qu’il ne se déteste puisque l’adulte, « l’écrivain », manque. Des deux âges qui le précèdent, le premier (l’enfance) est livré à l’écholalie : « Comme disait mon père », le deuxième (l’adolescence) à « l’animal impossible », sur un mode burlesque émiettant le récit en scènes, en séquences plutôt : la piscine, la douche, la pétanque, la fête foraine, l’excrétion. Mais à quoi peuvent ressembler des « miettes autobiographiques » si le « moi » et l’écrivain manquent ?
Si c’était une chanson, ce ne serait pas « Ces gens- là ». Aucun ressentiment, l’auteur ne s’exclut pas d’un cercle familial où il devrait « rentrer » après s’en être échappé comme d’une prison. Ni héros ni martyr, s’il n’épargne personne il ne se ménage pas.
Si c’était un film, ce serait un Tex Avery. Celui-ci est d’ailleurs nommé, à propos d’un lapin albinos dissous par la trouille, « de sorte qu’il ne lui restait plus qu’à balayer habilement ses propres restes comme je l’avais déjà vu faire dans un Tex Avery ». Comme le narrateur balaie ses « miettes » ? On reconnaît le style du dessin animé dans l’emphase des gestes, des mouvements, des mimiques.
Si c’était un acteur, ce pourrait être Jerry Lewis, quand la narration mime l’embarras du corps enfantin exposé à la piscine, sous la douche ou dans la baignoire, livré au froid, aux tissus rêches ou humides, aux regards dédaigneux ou lubriques selon le « délire ». L’auteur-acteur ne s’enfonce pas dans la sensation comme un Proust ou un Valprémy. Il la traduit dans l’amplification d’une gestuelle qui rapproche l’acteur américain d’un personnage de dessin animé.
On rencontre aussi Louis de Funès, puisque le grand-père lui ressemble, mais l’acteur-caricature, amplificateur systématique de son image, est « projeté » dans une autre époque, celle des burlesques américains : « Ses allées et venues incessantes au placard, où logeaient sa bouteille et son verre, toujours les mêmes, depuis le matin cinq heures jusqu’à la tombée de la nuit, à une fréquence telle qu’on se fût cru dans un film muet projeté en accéléré, restent gravées dans ma mémoire… ».
Si la place du narrateur n’est pas celle de « l’écrivain » (se penchant de très haut sur son passé), il n’est pas non plus, ou pas seulement, le caméraman, celui-ci étant doublé par une voix off qui se moque du spectacle, met en doute l’objectivité de cet œil vissé sur son objectif, cet œil invisible qui donne à voir. Cette voix off intervient entre parenthèses, autant de clins d’œil du caméraman : « (eh oh !) », « (qu’est-ce que je raconte ?) », ou « L’adulte (ah ah) que je suis devenu ».
Le narrateur serait-il comparable à la grand-mère capturée par l’objectif qu’elle fuit ? « Un autre trait distinctif de ma grand-mère était qu’elle ne pouvait souffrir d’être prise en photo, un peu comme ces sauvages d’Amazonie ou d’Océanie qui craignaient (on ne peut pas leur donner tort) de se faire voler leur âme. Je possède un film au format super 8 que je vous montrerai peut-être ( ?), où on la voit en léger accéléré plonger sous les roues d’un tracteur pour échapper à l’objectif, et un second où le même accéléré s’alliant à la marche très rapide de ma grand-mère pour sortir du champ, fait qu’on ne la voit pour ainsi dire pas passer ».
Si c’était un dessinateur ? Roland Topor, que rappellent les dessins de Jean-Jacques Lachaud, mais aussi la scène où « mes yeux totalement exorbités se balançaient librement comme deux pendus (ou araignées) ».
Si c’était un philosophe ? Celui des « miettes philosophiques », dont un blog de Didier Moulinier a repris le titre, mais ici ce serait surtout pour le jeu de mots : Kierkegaard, qui (que) regarde ?