Joëlle Léandre versus Julien Blaine de Jean-Yves Bosseur par François Huglo

Les Parutions

01 déc.
2024

Joëlle Léandre versus Julien Blaine de Jean-Yves Bosseur par François Huglo

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Joëlle Léandre versus Julien Blaine de Jean-Yves Bosseur

 

            Si, comme l’écrit le musicologue et compositeur Jean-Yves Bosseur, l’improvisation n’est pas un lieu délimité mais un esprit, une direction, « l’activiste-revuiste-poète de l’oralité » Julien Blaine et « l’aventurière-contrebassiste-improvisatrice d’avant-garde » Joëlle Léandre work-in-progressent dans cette même direction. Ils partagent aussi, au plus haut point, l’esprit jam session, l’esprit jazz, free jazz, l’esprit de liberté, parfois l’esprit potache. Jean-Yves Bosseur s’entretient avec eux dans le cadre du projet Sound Houses initié en 2012 par le Frac Franche-Comté qui conserve leurs archives audiovisuelles. Après avoir esquissé leur portrait, il les invite à un échange, auquel lui-même participe, sur des notions qui leur sont chères : action, collage, corps, dialogue et interaction, écriture et lettre, expérimental, happening, improvisation, instrument de musique et objet sonore, intermedia, mail art, oralité et langage, ouverte (œuvre), partition, performance et rituel, poésie sonore, résidu et trace, silence, sonore (art), théâtre musical, voix et cri. À travers leur parcours, il nous ouvre l’accès à toute l’histoire des révolutions esthétiques qui ont marqué l’histoire de la musique et de l’art au XXe siècle. En épilogue, après un poème de Joëlle Léandre (« Ondes / Éternité, ici / Passage libre »), et avant cahier de photos, bibliographie et index, Alain Frontier rend hommage au poète (Chut(e) : « une expérience qu’on n’oublie pas : assister en direct et en temps réel à la transformation d’une chose en un mot ») et A.C. Hello à la musicienne (« Face à tout, le son se cramponne / Contrebasse, guerre absolue »).

 

            À 23 ans, Joëlle Léandre obtient une bourse de l’université américaine de Buffalo. Plus que la France paperassière, ce pays « d’aventure et de voyage » produit en elle une forte impression de liberté. À New York, elle rencontre Cage « qui deviendra pour elle une sorte de père spirituel ». Mais elle « perçoit très vite, dans la coupure entre instrumentiste et compositeur, une sorte d’infirmité —un phénomène qui s’est considérablement amplifié au XXe siècle » (Bach, Mozart, Beethoven, Chopin, Liszt… « jusqu’à Messiaen », improvisaient). Certes « l’improvisation, ça ne s’improvise pas », disait-elle. Une improvisation volontiers chambriste ou duettiste (« conversation intime et profonde ») pouvait intégrer la voix (« du chant lyrique au cri »), et « certains contrebassistes de jazz, tel Slam Stewart, n’ont pas manqué de la conforter dans cette direction ». Elle n’exclut pas « quelque aspect clownesque ». Le cinéaste Jean-Paul Fargier l’invite à travailler sur des photos de Man Ray, puis avec le pianiste Martial Solal sur les Nymphéas de Monet, exposés à l’Orangerie, comme pour illustrer ce que disait Cage : « Plus les langages sont différents, plus ils conversent entre eux », et elle compose Séraphine pour une chorégraphie d’Anne-Marie Reynaud comme il composait pour Merce Cunningham. Mais Cage se méfiait de l’improvisation qui, selon lui, « risquait de provoquer de l’auto-complaisance de la part des musiciens ». Boulez la refusa plus catégoriquement encore, intransigeant sur la coupure entre instrumentiste et compositeur. Joëlle Léandre, qui a lu Berlioz, sait que l’instrumentation fut son premier souci, et le retour des « baroqueux » aux instruments anciens partage cette préoccupation. Pour elle, la fusion instrumentiste-compositeur relève du « chemin sans but » des taoïstes, qui permet d’ « en finir avec les oppositions sommaires, tellement schématiques », qui pèsent sur nous : « bourgeois/prolétaire, noir/blanc, homme/femme, composition/improvisation ».

 

            Pour Julien Blaine, « le texte est l’indication première, une partition ; à chaque lecture, cela change ». D’expérience, chaque lecteur peut confirmer. Il ajoute : « C’est comme un fruit : mon texte, c’est le noyau, ce qui compte le plus, c’est l’improvisation : la chair et la peau du fruit ». Il distingue trois étapes : « la partition, c’est-à-dire l’écriture », d’où se déduit « la performance, c’est-à-dire le poème entier et pas ce fragment qu’est l’élément résiduel de l’écriture ; puis à partir de là, une exploitation plastique qui donnera lieu à une exposition ». Jean-Yves Bosseur observe « un va et vient permanent entre les performances et les expositions dont il est l’instigateur, les unes et les autres se traduisant par des livres qui finissent par exister à part entière ». Blaine insiste sur la « tridimensionnalité du livre en tant qu’objet à feuilleter », qu’il voit et travaille « comme un volume ». Blaine et Léandre, qui collaborent depuis 40 ans, posent « le problème de la perception de l’auditeur ou du spectateur », qui doit prendre le relais de l’artiste. Selon Blaine, « il existe plusieurs perceptions ou lectures possibles, que ce soit celle des enfants ou des jeunes adultes, et toutes se révèlent à leur manière très vraies et très justes ». L’enjeu est « plus de provoquer des sensations que de s’en tenir au sens, de manière univoque et restrictive ».

 

            De même qu’il voit dans l’ovale fendu (le poisson des chrétiens ou l’œil de Dieu, la plume ou la feuille) la représentation de la vulve, dès les grottes aurignaciennes, et l’origine de l’écriture, Julien Blaine entend dans le cri, plus qu’une référence à Artaud et à Dufrêne, « le Ch’i, cette sorte d’énergie pure pratiquée en Chine » : poussé « au bord de l’asphyxie » par des poumons gonflés d’oxygène, il est le « cri primordial qui donne une chance d’échapper à un étouffement définitif ». Joëlle Léandre « considère le jazz lui-même, qui demeure une de ses musiques de prédilection, comme un cri ». La « première forte impression musicale » qui « ait vraiment bouleversé » Julien Blaine fut Ray Charles. Pour lui, « ce qui fait la force des musiques improvisées, que ce soit celle de Joëlle ou des grands jazzmen, c’est la prise de risque et leur côté organique ». La disposition en collage de réflexions, dialogues et citations, qui composent ce livre en trio (comme on dit d’une sonate) invite, elle aussi, à la prise de risque, celle d’une lecture dans tous les sens, improvisée, jamais définitive, qui —c’est devenu rarissime, inestimable— n’exclut rien.

 

 

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